Une enquête du New York Times révèle que la Russie utilise depuis des années le Brésil comme base arrière depuis laquelle les espions agissant sous couverture partent pour mener leurs opérations aux États-Unis, en Europe ou au Moyen-Orient. L’enquête, intitulée «The Spy Factory» (L’usine des espions), utilise la métaphore de «chaîne de montage» pour décrire l’ampleur de cette pratique. Après un long et laborieux travail, le contre-espionnage brésilien a fini par démanteler le réseau.
Imed Bahri
Parmi ces espions se trouvait un officier du renseignement russe nommé Artem Shmyrev qui a réussi à tromper tout le monde. Il possédait un véritable certificat de naissance brésilien et un passeport sous le nom de Gerhard Daniel Campos Wittich, un pseudonyme. Il dirigeait une entreprise d’impression 3D prospère et partageait un appartement haut de gamme à Rio de Janeiro avec sa petite amie brésilienne.
Shmyrev n’était pas le seul espion russe dans le pays sud-américain, mais si d’importantes opérations d’espionnage russes ont été découvertes dans le passé, notamment aux États-Unis en 2010, celle-ci est bien différente. L’objectif n’était pas d’espionner le Brésil mais plutôt que les espions russes prennent des identités brésiliennes crédibles et voyagent ensuite de là vers les États-Unis, l’Europe ou le Moyen-Orient. Le Brésil servait de rampe de lancement.
Au cours des trois dernières années, les agents du contre-espionnage brésilien ont traqué ces espions de manière secrète et méthodique. Grâce à un travail policier minutieux, ils ont découvert un modèle qui leur a permis d’identifier et de débusquer les espions un par un.
Le contre-espionnage brésilien a découvert au moins neuf agents russes infiltrés portant des documents d’identité brésiliens, mais l’identité de six d’entre eux n’a pas encore été déterminée.
Agents russes avec documents d’identité brésiliens
Le journal américain cite des responsables anonymes qui affirment que l’enquête s’est déjà étendue à au moins huit pays avec des informations de renseignement provenant des États-Unis, d’Israël, des Pays-Bas, de l’Uruguay et d’autres services secrets occidentaux.
Le NYT a rapporté avoir utilisé des centaines de documents d’enquête et d’entretiens avec des dizaines de policiers et de responsables du renseignement sur trois continents pour recueillir des détails sur l’opération d’espionnage russe au Brésil et les efforts secrets visant à l’éliminer.
L’enquête a décrit le démantèlement de «l’usine d’espionnage du Kremlin» comme étant bien plus qu’une simple opération de contre-espionnage de routine mais plutôt comme faisant partie des conséquences d’une décennie d’agression russe destructrice. Le NYT explique qu’une «usine d’espionnage» est un terme couramment utilisé pour désigner un pays ou un lieu où des activités d’espionnage sont menées.
Des espions russes avaient contribué à abattre un avion de ligne au départ d’Amsterdam, aux Pays-Bas, en 2014. Ils ont également interféré dans les élections aux États-Unis, en France et ailleurs, empoisonné des ennemis présumés et fomenté des coups d’État.
La révélation par le Brésil du réseau d’espionnage a porté un coup dévastateur au programme d’espionnage de Moscou, éliminant un groupe d’officiers hautement qualifiés et arrêtant au moins deux d’entre eux qui seront difficiles à remplacer.
Selon le NYT, la CIA a joué un rôle dans la découverte d’espions russes.
En avril 2022, quelques mois seulement après l’entrée des forces russes en Ukraine, l’agence a transmis un message urgent et exceptionnel à la police fédérale brésilienne indiquant qu’un agent du renseignement militaire russe s’était récemment rendu aux Pays-Bas pour suivre une formation à la Cour pénale internationale (CPI) qui avait alors commencé à enquêter sur les crimes de guerre russes en Ukraine.
La lettre indiquait que l’agent voyageait avec un passeport brésilien au nom de Victor Muller Ferreira, diplômé de l’Université Johns Hopkins sous ce nom. Mais son vrai nom, comme l’a indiqué l’agence américaine, est Sergei Cherkasov. Il a ensuite été arrêté non pas pour espionnage mais pour usage de faux documents.
L’histoire de Cherkasov n’a été éclaircie que lorsque la police a retrouvé son certificat de naissance, révélant toute l’ampleur de l’opération d’espionnage russe.
Faux passeports, identités usurpées et tactiques de camouflage
Les agents de renseignement ont longtemps utilisé de faux passeports, des identités usurpées et d’autres tactiques de camouflage mais les choses sont devenues plus compliquées à l’ère du numérique où presque tout le monde a un dossier en ligne.
Cette évolution représente un problème grave, en particulier pour la Russie, car la plupart des agences d’espionnage s’appuient sur des réseaux d’informateurs locaux pour effectuer le travail difficile de collecte de renseignements.
Selon le rapport d’enquête, les services de renseignement extérieurs russes marient souvent leurs agents infiltrés au début de leur carrière et les envoient à l’étranger à la fois comme partenaires de vie et d’espionnage. Les experts affirment que ces mariages visent à réduire le sentiment d’isolement qui peut affliger ces espions pendant les années, et parfois les décennies, qu’ils passent dans la clandestinité.
Artem Shmyrev et sa femme Irina étaient membres d’un petit groupe d’espions d’élite. Après près d’une décennie de formation rigoureuse en espionnage, le couple a opéré comme agents infiltrés sous de fausses identités qu’ils prévoyaient d’utiliser pour le reste de leur carrière.
Ils ont été envoyés chacun dans des pays différents où ils ont vécu séparés pendant des années. Les messages qu’ils ont échangés à la fin de l’été 2021 et récupérés sur le téléphone de Shmirev montrent un couple de plus en plus frustré par le quotidien et, parfois, l’un envers l’autre. Le NYT a examiné certains de ces messages qui comprenaient des aperçus uniques sur le travail et la solitude. Le journal a noté que les agents de renseignement infiltrés écrivent généralement leurs messages en anglais.
Ces messages contiennent des indices intéressants sur le travail de renseignement effectué par les espions même si les détails ne sont pas entièrement clairs. Dans l’un des messages, Artem a exhorté Irina à passer plus de temps à rédiger des rapports afin que leurs supérieurs à Moscou comprennent les efforts qu’elle mettait dans son travail.
Toutefois, le NYT note que les espions avaient besoin d’exprimer leurs frustrations et il n’est pas clair si et dans quelle mesure le couple a communiqué avec des personnes qui connaissaient leur véritable identité.
La question qui se pose et s’impose est la suivante : Pourquoi ce choix du Brésil par le renseignement russe? Le Brésil semblait être un endroit idéal pour que les espions choisis construisent leur couverture. Le passeport brésilien est l’un des plus utiles au monde permettant de voyager sans visa dans presque autant de pays que le passeport américain. Une personne aux traits européens et avec un léger accent a peu de chances de se démarquer dans un Brésil multiracial. Alors que de nombreux pays exigent une vérification par un hôpital ou un médecin avant de délivrer des certificats de naissance, le Brésil autorise une exception spéciale pour les personnes nées dans les zones rurales. Les autorités délivrent un certificat de naissance à toute personne qui déclare, en présence de deux témoins, qu’au moins un parent est brésilien. Le système est également décentralisé et vulnérable à la corruption locale.
Avec un certificat de naissance, il suffit de demander l’inscription sur les listes électorales et après, obtenir un passeport. Une fois ces documents obtenus, un espion peut voyager presque partout dans le monde. Ce qui a sans doute compté dans le choix du Brésil comme rampe de lancement pour les espions russes.
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