Peuple en liberté conditionnelle ou comment la loi déshumanise la société

Sommes-nous tous d’ores et déjà condamnés voire écrasés par le système et même par la société qui n’est autre que la deuxième voix de ce système ? (Ph. « Le Procès » de Franz Kafka adapté au théâtre par le Polonais Krystian Lupa).

Dr Monem Lachkam *

Il est admis que les attentes et les aspirations citoyennes après un soulèvement populaire ne sont jamais tout à fait contentées et quoi de plus normal, du fait même qu’elles ne soient presque jamais homogènes, voire même et ce n’est pas rare, qu’elles soient contradictoires. Toutefois quand l’écart entre ce à quoi on pouvait légitimement s’attendre et, ce qui en est réellement de l’issue d’un tel soulèvement, est un véritable gouffre, une incertitude doublée d’une lassitude et d’un abattement s’emparent du mental citoyen et s’incrustent comme un mal pernicieux. Ce mal est inquiétant du fait qu’il soit furtif et sournois, mais surtout parce que le pessimisme et le noyau dépressif qui s’en suivent, deviennent l’état de base du mental citoyen et surtout très difficilement rattachées à leurs causes. L’installation lente et insidieuse fait que l’origine de ce mal est très difficilement individualisable et qu’on a donc plutôt tendances à mettre ça sur le compte de tracas quotidiens personnels ou sur le compte de causes plus prosaïques non moins cruciales par ailleurs, comme le pouvoir d’achat, la qualité et l’accès au service publique. Ceci non pas, comme le prétendent certains analystes, essentiellement par insuffisance ou paresse intellectuelle, mais surtout à cause d’une espèce de léthargie, maître symptôme de la mélancolie ambiante qui détourne le conscient commun de la vraie raison de ce fléau psychologique.

Ce mal-être m’a incité, et je m’en veux encore pour cette fausse bonne idée, à relire “Le procès’’ de Franz Kafka, qui m’avait autrefois, lors d’une première lecture, mis dans ce même état de gêne et d’assombrissement de l’humeur. Mon vœu pieux était alors que cette relecture puisse m’aider à comprendre les tréfonds de ce brouillard et éventuellement le dissiper. Pour ceux qui n’ont pas la patience de lire Kafka, “Le procès’’ est écrit dans un style très simple plutôt facile à lire, comme c’est souvent le cas pour ce genre de génie. Le roman parle d’un banquier que rien ne distingue de monsieur tout le monde et qui se réveille le matin de son trentième anniversaire avec deux sinistres personnage qui viennent l’arrêter. Les agents ne lui disent pas le motif de son arrestation parce qu’ils ne sont pas autorisés à le faire, disent-ils. Ce qu’il sait désormais c’est qu’il a un procès sur le dos, que son affaire est très grave. Fait étrange, c’est une arrestation sans qu’il ne soit immédiatement mis sous le verrou, qu’il peut donc continuer à travailler et à vaquer à ses occupations habituelles. Cependant, sa nouvelle vie est rythmée par des va-et-vient réguliers au tribunal.

Inutile de vous dire que le récit se termine sans que le héros Joseph K., ni le lecteur d’ailleurs, ne sachent l’objet de l’accusation. Joseph K ne baisse pas les bras, il va essayer de comprendre, de se faire aider, mais tout ceux à qui il demande de l’aide, que ce soit l’avocat incompétent, l’infirmière de son oncle qui par ailleurs lui porte un intérêt charnel certain, le peintre ou l’évêque ont fini par le faire se sentir réellement coupable sans même qu’il ne sache de quoi !

Le génie de ce livre est qu’il vous oblige presque à le réécrire. Les analyses qui en ont été faites étaient multiples : politique, sociales, psychanalytiques, identitaires, religieuses, mystiques ou encore métaphysiques et étaient toutes très riches et réellement attrayantes. Ce qui m’avait incité, d’une manière j’allais dire instinctive, à relire “Le procès’’ était, probablement et inconsciemment, la sensation du déjà vécu de ce mal-être qu’il m’avait déjà inspiré à l’époque, sauf que cette fois-ci, ce saisissement dérangeant a plus que doublé.

Néanmoins, maintenant cette profonde affliction et cette gêne sont devenues compréhensibles, intelligibles et justifiées. Mon intention est d’essayer de comprendre l’origine de ce malaise selon une analyse Arendtienne de l’ouvrage dans cette première partie, pour finir dans une deuxième partie sur le versant métaphysique, rien de bien engageant, vous l’avez bien compris.

L’obligation de répondre d’une vague accusation

Pour rester simple, Hanna Arendt, en analysant politiquement ‘‘Le procès’’, explique l’incompréhension, l’angoisse et le désespoir de Joseph K., personnage du livre, par le fait qu’il soit seul face à une machine judiciaire et bureaucratique qui n’a rien d’autre comme intention que de le broyer, que de le détruire sans lui dire ni pourquoi ni comment ni quand ça devait arriver.

Il est naturellement révolté de ne pas savoir quelle loi a-t-il enfreint, surtout qu’on lui donne la possibilité de se défendre tout en lui expliquant que c’est totalement inutile.

Par simple analogie, est-ce que ceci n’est pas exactement le cas quand vous devez répondre d’une accusation et que vous savez pertinemment que ceci n’est qu’un prétexte pour vous soustraire à la vie publique?

Ou quand la consigne est donnée au juge de vous mettre à l’ombre, que l’acte d’accusation n’est qu’un détail dans l’affaire et que le chef d’inculpation n’est qu’un jeu d’ajustement des articles de loi, plus en fonction de la durée d’arrestation escomptée qu’en rapport avec le supposé délit?

Le fait que quelqu’un soit emprisonné et qu’à l’approche de la fin de sa peine, on lui concocte d’autres chefs d’inculpation, qu’on puise parfois dans de petits délits tellement oubliés que ça devienne des lois mortes et qu’on ressuscite à l’occasion, n’est-il pas équivalent à une méconnaissance totale du motif de son inculpation?

La seule vraie raison est qu’une décision est prise de vous mettre un procès sur le dos. Est-il réellement utile de se défendre dans ces cas-là? Quand vous savez que tout est prétexte dans cet ersatz de justice, et que l’issue de votre procès ne dépend ni de votre supposée intégrité, ni de la compétence de votre avocat ni d’ailleurs de la droiture du juge, vous auriez vite compris que c’est à la limite trivial d’essayer de faire usage de votre soi-disant droit à la défense.  

La justice comme instrument d’une loi visant à nous asservir

Vous êtes donc d’ores et déjà condamné voire écrasé par le système et même par la société qui n’est autre que la deuxième voix de ce système. La société vous pousse toujours plus à accepter votre sort. On a l’impression, et ce n’est d’ailleurs pas qu’une impression, que la société pousse vers une justice vengeresse qui n’a aucun sens et quand bien même un sens existe et qu’il nous échappe, on ne pourra jamais y avoir accès et donc le comprendre. On est donc face à l’obscurité d’une justice dont on ne sait rien et dont les représentants ne nous montrent que ce qu’ils ont envie qu’on voie. L’enjeu d’une telle justice ne peut être par voie de conséquence que politique. La Loi nous soumet donc de cette façon à une servitude indiscutable. De sorte que cette société qui, au mieux résignée et obéissante, au pire se prosterne et relaye, comme des vérités tranchées, des accusations à peine croyables, ne peut être que l’autre instrument de la loi visant à nous asservir. Essayer de comprendre et de défendre ses droits devient pratiquement criminel, il faut donc se taire ou mourir. Mais si, par malheur et à cause d’un sens aigu de la dignité, vous refusez que vos droits vous soient insidieusement usurpés, le décalage entre vous et l’ordre social vous ostracisera inévitablement. Le consentement aveugle de la société donne alors à la justice une fausse légitimité irrévocable.

Une telle société n’a plus rien d’humain, la loi déshumanise la société en l’empêchant de faire la loi par elle-même et pour elle-même. Le totalitarisme est la présence de la loi partout avec l’impossibilité de la discuter.

Le peintre explique à Joseph K.qu’un acquittement définitif est inconcevable et qu’il ne faut espérer qu’un acquittement apparent, lequel n’étant pas réel et reconduira le procès sans cesse et le rendra sans issue.  Ce que l’auteur sous-entend, c’est que les juges qui ont condamné Joseph K. ne représentent qu’une justice de façade et que d’ailleurs même s’ils décident de l’acquitter, ça ne sera qu’un acquittement temporaire, c’est-à-dire qu’une fois acquitté de la sorte, vous êtes temporairement soustrait de l’accusation mais elle continue à planer au-dessus de vous et qu’il suffit d’un ordre venu d’en haut pour qu’elle entre aussitôt en action.

Les exemples de ce genre ne font pas défaut et c’est tellement très mal agencé et tellement ciblé que c’en est devenu prévisible. De l’extérieur, on pourra croire que c’est un vrai acquittement, un acquittement intégral, mais un initié ne croira rien de tel. Quand on a injustement bafoué vos droits intentionnellement une fois, il est aisé de comprendre qu’on le refera sans vergogne pour les mêmes raisons ou pour d’autres qui s’y apparenteraient.

Un jour où vous avez particulièrement cessé de plaire et où vous vous y attendez le moins, un juge ordonnera une immédiate arrestation. Plus question dès lors de vivre en liberté. Le droit à l’acquittement définitif n’appartient qu’aux tribunal suprême qui n’est accessible à personne et certainement pas au tribunal subalterne, disait le peintre. Les juges subalternes ne sont donc que l’instrument du tribunal suprême et peuvent même, à l’occasion de saugrenues velléités d’intégrité, de droiture ou de contestation, quand bien même fugaces de leur part, faire les frais de cette horrible et indélicate résistance et subir, allègrement, ce à quoi n’était prédestinés que les gueux. La loi ne renvoie donc pas à la justice mais à une chasse à l’homme.

Avec le temps vient l’usure et on a tendance à accepter et à se résigner, cette léthargie conséquence du marasme ambiant nous y soumet et ce n’est donc là que la concrétisation du dessein du totalitarisme.

Le peintre et toutes les personnes sur le chemin de Josef K. n’ont pour mission que de le dissuader de toute action. La plèbe est tout excitée autour de l’arène. Ceux qui s’épanouissent dans la médiocrité sont avide de cette corrida, certains médias en sont assoiffés, ceux-là et toute cette société, c’est déjà le tribunal. Quand on s’est permis un tel usage de la justice, il est illusoire de croire à une réelle liberté. Même les infatués inconscients qui se croient en dehors de toute atteinte, plus par un jeu de connivences frôlant l’indécence que par exemplarité détachée, n’y échapperont pas une fois égarés même par mégarde.

Une épée de Damoclès est au-dessus de la tête de tout un chacun, surtout que la chimérique présomption d’innocence n’est plus et peut-être même qu’elle n’a jamais été de rigueur sous nos cieux eu égard notre culture, notre évolution et notre privation drastique de liberté sur plusieurs générations.

Je ne sais pas qui a dit que l’insécurité produit le conformisme, mais je sais que la menace incessante soumet et asservit la société. Dès lors et une fois la machine et le système installés et bien huilés, tout mécontentement de quelque ordre qu’il soit se verra démuni de son exutoire aussi menu soit-il et qui n’est autre que le droit d’en parler librement et solennellement.

On vous donne une illusion de liberté que vous vivriez, plus comme un piège que comme un droit. Vous pouvez désapprouver, vous indigner, protester même et vous auriez par moment l’impression d’être libre de le faire, mais vous ne pourriez jamais savoir quand est-ce que vous avez dit ce qu’il ne fallait pas ni ce que c’était d’ailleurs. Ceci est une préfiguration du totalitarisme, étouffante pour tout esprit libre, d’où l’angoisse et le désarroi de Joseph K.

Le totalitarisme vous impose des lignes rouges et des restrictions que certains assimilent plutôt bien et quand vous vous exposez à les enfreindre vous le faites généralement parce que vous êtes excédé et non sans bravoure bien évidemment.

Fait pervers cependant, c’est que dans cette restriction de liberté vous gardez tout de même la liberté de choisir d’être parmi les rampants ou les rebelles en connaissance du règlement. Qu’en serait-il alors quand le totalitarisme ne prédéfinit pas la règlementation, soit parce que les juges suprêmes ont du mal à bien concevoir les règles pour pouvoir bien les exprimer, soit que la liste est très prolifique et dépend de l’humeur des juges, ou que les juges suprêmes eux-mêmes ne la connaissent pas, parce qu’elle serait plutôt dictée par leurs démons. Nous sommes alors devant un système paranoïagène pour le justiciable désireux de rationalité même dans l’arbitraire, l’abus et l’impartialité et schysogène pour une plèbe désireuse de plus d’ingéniosité et d’inventivités dans le shadenfreude** alimenté et encouragé par la perversité du système.

Cette dépression collective, car j’ai la faiblesse de croire que s’en est une, ne peut logiquement que brider la création, l’esprit d’initiative, la volonté de réussir et de prospérer. La citoyenneté et le sens civique sont probablement ceux qui en pâtissent le plus, avec un effet rétrograde aggravant sur la dépression.

Vous l’avez certainement compris, le propos ici n’est pas de faire le diagnostic de ce mal, je préfèrerais laisser ça aux psychiatres, ils le feront certainement beaucoup mieux, mais il s’agit d’essayer de comprendre, car comprendre est paraît-il l’amorce du traitement et il semblerait même que la psychanalyse fonctionne comme ça, en se focalisant et en puisant toutefois dans votre petite enfance, la concernant.

* Chirurgien, Gafsa.

** Expression allemande signifiant la «joie malsaine» ou la «joie maligne».

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