Dans le processus de mise en place les bases juridiques d’une démocratie participative qu’il a engagé depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed est associé à deux mentors : Ridha Chiheb El-Mekki que l’on connaissait déjà et Sadok Belaïd que l’on découvre aujourd’hui. Les trois compères préconisent un modèle de société fondé sur la participation populaire et le démantèlement de l’Etat central. L’anarchie, cette belle utopie destructrice, n’est pas loin…
Par Mounir Chebil *
Nous voilà donc devant le fait accompli. Kaïs Saïed a désigné une commission consultative constituée par les doyens de plusieurs facultés de droit et des sciences juridiques et politiques pour apporter leur caution scientifique à une constitution qui, selon beaucoup d’observateurs, est déjà prête.
En effet, ce n’est pas en trois semaines qu’on élabore une constitution qui va, en plus, réinventer la roue et instaurer un nouveau système politique pour notre pays. Et ce n’est pas en trois semaines non plus que des juristes appartenant à différentes écoles juridiques vont s’entendre sur un texte constitutionnel.
Quoi qu’il en soit, les membres de ladite commission n’auront qu’un avis consultatif sur un texte déjà sorti du four. Leur participation servirait seulement à donner plus de crédibilité à la parodie référendaire du 25 juillet devant approuver la constitution de la Nouvelle République rêvée par le président de la république. C’est ce que la plupart de ces juristes ont compris et c’est la raison pour laquelle ils n’ont pas accepté d’être de simples figurants auxquels le metteur en scène demande de sourire aux caméras. Ce camouflet à lui seul aurait dû provoquer la démission de celui qui a commis cet impair.
Ridha Lenine et Sadok Belaïd à la manœuvre
Sur un autre plan, on peut légitimement s’interroger sur la place qu’occupe Sadok Belaïd, l’ancien doyen de la faculté de droit de Tunis, dans les conciliabules constitutionnels en cours, surtout qu’il s’entretient régulièrement avec M. Saïed sans qu’on sache exactement le contenu de ces entretiens.
On sait que M. Belaïd n’est ni économiste pour parler d’économie, ni financier pour parler de finance. C’est un juriste qui a une approche particulière des systèmes politiques et du droit constitutionnel qu’il avait longtemps enseignée à l’université. Il ne pouvait donc s’agir entre lui et son ancien collègue, M. Saïed en l’occurrence, que de droit constitutionnel et de constitution. Peut-on donc parler de convergence des vues entre l’ancien professeur et son ancien étudiant sur la question de la démocratie participative, chère aux deux hommes?
M. Saïed a souvent exprimé sa volonté d’instaurer un nouveau système politique qui a pour base la démocratie participative ou de proximité. Dans de précédents articles, j’avais soutenu qu’il est en cela influencé par un certain Ridha Chiheb El-Mekki, alias Ridha Lenine, un ancien militant de gauche, son éminence grise, lors de la campagne électorale pour les présidentielles.
Ridha Lenine avait défendu au début des années 1980 à l’université tunisienne la théorie conseilliste qui se démarque aussi bien du centralisme du système soviétique que de la démocratie libérale ou parlementaire occidentale. Ces deux systèmes ne garantissent pas selon lui une participation réelle de l’individu à la détermination du pouvoir. Il s’agit donc pour lui de déconstruire le pouvoir pour le recentrer dans les structures de base, à partir des quartiers et des localités.
Ce qui n’a pas été dit, cependant, c’est que M. Saïed est aussi sous l’influence du professeur Belaïd qui avait enseigné le droit constitutionnel à la faculté de droit de Tunis dans les années 1970-1980, lorsque l’actuel président de la république y poursuivait lui-même ses études.
Donner à l’individu la possibilité réelle de participer à son destin
Dans les cours polycopiés qu’il enseignait durant l’année universitaire 1974-1975, et au premier chapitre, le professeur Bélaïd traitait de la notion du pouvoir politique, qui est, pour lui, un instrument du bien commun qui ne peut être le fait du pouvoir en soi mais celui des membres du groupe social.
Or, les sociétés aussi bien libérale, socialiste, élitiste ou technocratique, sont gouvernées par la minorité incarnée par les gouvernants. M. Bélaïd écrit à ce sujet : «Ces sociétés n’organisent pas une participation réelle de l’individu à la détermination du devenir social. Ces sociétés remettent la destinée du groupe social à ce que nous appellerons des tuteurs. Ces tuteurs agissent pour le compte de la société… Ces tuteurs sont constitués suivant une structure minoritaire; c’est ce qu’on appelle les gouvernants.»
Cela veut dire que l’individu est écarté du processus de prise de décision et de la détermination de son destin. Pour remédier à cette situation jugée injuste, il convient d’«élaborer une autre conception de la société qui puisse intégrer l’individu dans la société et qui puisse assurer une véritable participation à l’élaboration des décisions qui vont peser sur sa destinée», souligne M. Belaïd, étant donné que, pour lui, «cette organisation aboutit à l’aliénation de l’individu. Et c’est précisément contre cette aliénation qu’il faut lutter. Il faut donner à l’individu la possibilité réelle de participer à son destin.»
Cette participation ne se réalise que dans le cadre de ce que M. Belaïd appelle la démocratie harmonieuse ou le système pouvoir participatif. Selon lui, il y a, dans ce système, «une identité entre la participation et le mot demos cratos (pouvoir du peuple); chaque individu doit détenir et exercer efficacement une part du pouvoir.»
Quand on se réfère aux modalités de la participation conçues par M. Belaïd, on se rend compte de la ressemblance entre le modèle préconisé par M. Saïed et celui défendu par M. Belaïd. Ce dernier précise à ce propos : «La participation suppose en premier lieu la nécessité d’organiser et de développer la décentralisation du pouvoir, la multiplication des centres de décision, des centres d’impulsion. Cette décentralisation peut s’effectuer grâce à la création de groupes de base, d’unités de base par exemple de type territorial… Cette décentralisation a l’avantage de permettre à l’individu de prendre part effectivement à la décision et d’acquérir le sens des responsabilités. Elle a l’avantage aussi d’éviter les inconvénients de la centralisation et de l’encadrement bureaucratique qui sont inhérents à la société classique.» Plus loin, M. Belaïd ajoute : «En deuxième lieu, les petits centres, en effet ceux que nous avons appelés les unités de base, ont le pouvoir de décider sur les matières qui les concernent, mais ils n’ont pas de possibilité de décider sur les choix fondamentaux, sur les choix globaux. La participation suppose à la fois l’existence des petits centres d’unités de base et aussi la présence d’un centre global. Seulement, ce centre d’impulsion global, ce centre de décision global doit être composé par les représentants de ces unités de base et doit être soumis au contrôle réel des unités de base.»
L’ex-république yougoslave était prise par le professeur Belaïd pour modèle de la démocratie participative. D’ailleurs, à l’époque, il faisait remarquer que le système yougoslave se base «sur le refus du centralisme à l’intérieur de la société socialiste et le refus de l’organisation centralisatrice et bureaucratique de la structure politique.»
Après avoir présenté les différentes réformes de la constitution yougoslave, le professeur Belaïd conclut dans son cours polycopié: «D’une manière globale, le système yougoslave semble s’orienter directement vers la participation. L’Etat tend à s’étioler et s’affaiblir au profit des structures locales ou fédérales, c’est-à-dire décentralisées et, il tend à être remplacé par un système d’auto-gestion sociale qui doit assurer la participation la plus large des citoyens à l’adoption des décisions qui les concernent aussi bien dans la vie économique, au sein de l’entreprise et au sein de la commune.» Et le professeur de droit d’ajouter : «La conséquence sur le plan institutionnel est le dépérissement de l’Etat. C’est ainsi que s’explique le dépérissement de l’Etat. C’est ainsi que s’explique la grande réduction des pouvoirs de la fédération au profit des républiques. Mais, il ne s’agit pas d’un simple transfert de compétences. Les pouvoirs de la fédération et des républiques se trouvent affaiblis en même temps. Le pouvoir de l’Etat tend d’une manière générale, au dépérissement.»
Démocratie participative et utopie anarchiste
La nouvelle constitution tunisienne, qui serait présentée au vote citoyen lors du référendum du 25 juillet, sera-t-elle celle dont rêvait M. Belaïd depuis les années 1970-1980 et que son ancien élève et actuel président de la république, M. Saïed, croit avoir aujourd’hui le pouvoir de mettre en place? Consacrera-t-elle les principes généraux de la démocratie participative, et scellera-t-elle, au prétexte d’exprimer la volonté du peuple, les pouvoirs quasi-monarchiques que s’est octroyés M. Saïed au lendemain de la proclamation des mesures exceptionnelles, le 25 juillet dernier ?
Toute la question est de savoir si l’instauration de cette démocratie participative ne va-t-elle pas entraîner l’implosion du pays aux prises avec les instincts claniques et tribaux, les réflexes régionalistes et les éternels inégalités entre la ville et la campagne, sans parler des interférences étrangères?
Les structures de base à créer dans le système de Kaïs Saïed ne risqueraient-elles pas de connaître des dérapages semblables à ceux de la commune de Paris et des Soviets russes avec leurs lots de spoliations des biens et de terreur.
«Echaab Yourid», ou le peuple veut, est le slogan de campagne de M. Saïed. Le peuple souverain peut tout vouloir, tout décider et tout exécuter. Qu’est-ce qui va l’arrêter?
* Haut fonctionnaire à la retraite.
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