Un rapport réalisé à la demande des autorités tunisiennes par des experts français confirme une usure anormale et prématurée des roues du matériel roulant et des rails sur la ligne du réseau RFR à Tunis soulevant des questions cruciales quant à la conception, la construction et la maintenance de ces infrastructures ferroviaires.
Tarek Kaouache
Face à un problème majeur d’usure constaté sur les roues du matériel roulant, les rails et les appareils de voie, lors des essais réalisés pour la mise en service sur la ligne E du projet du Réseau ferroviaire rapide (RFR) à Tunis, deux experts de SNCF Voyageurs attachés au Centre d’ingénierie du matériel et un expert de SNCF Réseau, ont été missionnés pour assister la Société nationale des chemins de fer tunisiens (SNCFT) à déterminer la ou les causes de ces usures prématurées importantes et proposer des pistes de corrections (immédiates) et d’actions correctives (pour l’avenir) devant permettre une exploitation commerciale de la ligne E par la SNCFT avec le nombre de rames et dans les conditions de circulation prévues.
Le rapport remis par ces experts en octobre 2023 suite à leur mission qui a eu lieu du 22 au 24 août de la même année, a ainsi confirmé une usure anormale et prématurée des roues du matériel roulant et des rails sur la ligne en question soulevant des questions cruciales quant à la conception, la construction et la maintenance de ces infrastructures ferroviaires.
Un parcours semé d’embûches
Lancé dans les années 2000, le projet du RFR visait à transformer le transport urbain à Tunis. Son objectif était de désengorger le trafic routier et de relier les banlieues au centre-ville, soutenu par des prêts internationaux, notamment de la Banque européenne d’investissement (BEI). La ligne E, longue de 8,9 km, devait servir de modèle pour les autres lignes prévues, couvrant les principales zones périphériques de la capitale.
Cependant, malgré un démarrage prometteur, le projet a accumulé des retards en raison de difficultés liées aux expropriations, de problèmes de coordination, de l’instabilité politique après 2011, et d’erreurs techniques durant la construction. Ces obstacles ont entraîné une augmentation des coûts et alimenté un climat de scepticisme.
L’inauguration partielle de la ligne E en décembre 2022 a été perçue comme une avancée majeure, mais elle n’a pas résolu les nombreux problèmes techniques et opérationnels dont les pannes fréquentes, l’usure prématurée des infrastructures et les interruptions de service ont mis en lumière les faiblesses du réseau. Face à ces difficultés persistantes, le gouvernement tunisien a sollicité une expertise détaillée de la SNCF pour évaluer et résoudre les problèmes rencontrés.
Le problème en détail
Le projet RFR, censé moderniser le transport urbain à Tunis, comprend deux lignes principales : la ligne D, qui relie Tunis à Gobâa, et la ligne E, reliant Tunis à Bougatfa. Si la ligne D n’est pas encore en service, la ligne E est partiellement opérationnelle avec quatre rames effectuant environ 100 km par jour chacune. Cependant, malgré la relative nouveauté de ces infrastructures, l’usure excessive des roues et des rails a été détectée lors des essais de mise en service, forçant la SNCFT à adopter une exploitation a minima pour éviter des dommages irréversibles.
Les experts de la SNCF, sollicités pour identifier les causes de cette usure prématurée, ont mis en lumière plusieurs facteurs préoccupants, notamment des défauts de conception, des malfaçons lors des travaux de voie, et une maintenance inadaptée ou insuffisante.
Matériel roulant : un bilan alarmant
Le matériel roulant, composé de rames modernes destinées à circuler sur la ligne E, a été soumis à une usure anormale dès les premiers kilomètres. Les rames, qui ont été spécifiquement conçues pour cette ligne, ont montré des signes d’usure accélérée par rapport à des conditions d’exploitation standards dont :
– usure disproportionnée des boudins des roues (parties des roues en contact avec les rails) qui ont commencé à présenter une réduction alarmante et inhabituelle de leur épaisseur après seulement quelques milliers de kilomètres parcourus pouvant indiquer que les roues ne sont pas parfaitement adaptées à l’interaction avec les rails spécifiques de la ligne E ou un défaut de conception ou de matériau;
– déformation et détérioration des bandages des roues (parties des roues assurant la liaison entre la roue en acier et le rail), pouvant affecter la stabilité des rames et augmenter les risques de déraillement. Ces déformations sont souvent le résultat d’une mauvaise répartition des charges sur les roues ou d’une inadéquation entre les roues et le profil des rails;
– bruit excessifs générés par les rames indiquant une interaction défectueuse entre les roues et les rails ce qui pourrait non seulement accélérer l’usure, mais aussi nuire au confort des passagers et à la longévité des composants du matériel roulant et des infrastructures.
Voie ferrée : défaillances structurelles critiques
Les experts ont relevé des anomalies inquiétantes concernant l’état des rails et des infrastructures associées sur la ligne E et, bien que les rails et les traverses aient été installés conformément aux standards internationaux, leur usure rapide suggère des problèmes sous-jacents plus graves.
L’un des constats les plus alarmants concerne l’usure significative des rails dans les zones de courbes, notamment aux abords de la gare de Tunis et du viaduc après Saida-Manoubia. Les experts ont ainsi mesuré une usure inquiétante sur le flanc intérieur des rails, un signe clair de surcharge ou de mauvais alignement augmentant le risque de déraillement au niveau des courbes.
Les experts ont également noté des défauts dans le profil des rails, particulièrement dans les courbes à faible rayon pouvant causer une répartition inégale des forces lors du passage des rames, exacerbant l’usure des roues et des rails. Ces défauts pourraient être liés à des malfaçons lors de l’installation des rails ou à une maintenance insuffisante après la mise en service.
Les traverses et les systèmes de fixation des rails semblent ne pas fonctionner de manière optimale, ce qui pourrait entraîner une déformation de la voie sous le poids des rames. Les experts ont relevé des signes de faiblesse dans les attaches des rails, qui pourraient ne pas être suffisamment robustes pour maintenir la stabilité de la voie dans les conditions d’exploitation actuelles ce qui pourrait être une des causes de l’usure anormale observée.
Un autre facteur possible d’usure est la présence de matières étrangères sur les rails, telles que la poussière, les débris, ou des résidus d’huile, qui peuvent provoquer un glissement excessif des roues et une usure accélérée. Un entretien insuffisant, notamment le nettoyage irrégulier et un graissage mal adapté des voies, pourraient aggraver ce problème.
Interactions matériel-voie : un diagnostic inquiétant
L’un des points cruciaux du rapport est l’interaction entre le matériel roulant et la voie. Les experts de la SNCF ont souligné que l’usure excessive des roues et des rails pourrait être le résultat de forces dynamiques anormales générées par une inadéquation entre les caractéristiques du matériel roulant et celles de la voie.
– sous-dimensionnement des composants : il est possible que certains composants du système, tels que les roues ou les rails, aient été sous-dimensionnés pour les charges et les vitesses prévues sur la ligne E. Cela pourrait expliquer pourquoi ces éléments montrent des signes de fatigue bien avant leur durée de vie normale;
– excès de charges localisées : les experts ont également évoqué la possibilité d’excès de charges localisées, c’est-à-dire des points spécifiques sur la voie où la charge exercée par le train dépasse les limites tolérables, ce qui accélère l’usure des matériaux. Ces excès peuvent résulter d’une conception inadéquate de la voie, de déformations structurelles, ou d’un mauvais entretien;
– effet de l’environnement : les conditions environnementales, comme les températures extrêmes, l’humidité, et la pollution, peuvent également provoquer l’usure des infrastructures ferroviaires. Le rapport suggère que l’environnement spécifique de Tunis pourrait nécessiter des adaptations particulières pour les matériaux utilisés, afin de prévenir une dégradation rapide.
Nécessité de réformes urgentes
Les constats techniques détaillés par les experts révèlent des défaillances profondes dans la conception, l’installation, et la maintenance des infrastructures de la ligne E du RFR qui, si elles ne sont pas rapidement corrigées, pourraient entraîner des coûts élevés de réparation et de remplacement, sans parler des risques accrus pour la sécurité des passagers. Aussi, la SNCFT doit-elle prendre des mesures immédiates pour remédier à ces non-conformités, en revoyant la conception des infrastructures et en améliorant la qualité de la maintenance, afin d’assurer la durabilité et la sécurité du réseau ferroviaire tunisien.
Le rapport identifie plusieurs causes possibles de ces défaillances. D’une part, des sous-dimensionnements et des excès de charges aux interfaces entre le matériel roulant et l’infrastructure sont pointés du doigt. D’autre part, des malfaçons lors des travaux de voie, ainsi qu’une maintenance insuffisante ou inappropriée, ont contribué à cette situation.
Pour remédier à ces problèmes, les experts recommandent une révision complète de la conception de la ligne E, y compris une reconfiguration des zones de courbes critiques. De plus, une maintenance plus rigoureuse et des contrôles plus fréquents sont essentiels pour éviter des défaillances futures.
Un avenir ferroviaire en péril ?
Ce rapport met en lumière la nécessité pour la SNCFT de revoir ses pratiques en matière de conception, de construction et de maintenance, afin de garantir un service ferroviaire fiable, sécurisé et durable pour l’avenir.
En somme, ce rapport devrait inciter nos décideurs à prendre des mesures décisives pour moderniser non seulement les infrastructures ferroviaires existantes, mais aussi pour renforcer les compétences et les capacités techniques de la SNCFT, afin d’assurer la pérennité du réseau ferroviaire dans un contexte de mobilité urbaine en pleine mutation.
Le rapport de la SNCF souligne des défis techniques majeurs qui compliquent la mise en œuvre du RFR de Tunis, laissant les citoyens dans l’attente d’une finalisation qui se fait attendre depuis trop longtemps. Il est impératif que les autorités interviennent pour rectifier la situation. Or, bien que critique, le rapport propose un plan d’action clair pour surmonter ces obstacles et des mesures préventives détaillées. En suivant ces recommandations, le RFR pourrait encore devenir un réseau efficace, malgré des surcoûts inévitables. Avec une volonté politique ferme et une mise en œuvre rigoureuse, les difficultés techniques peuvent être surmontées aussi bien au niveau de la ligne E que celles qui seront mises en services ou construites ultérieurement, permettant au RFR de jouer pleinement son rôle dans la mobilité urbaine.