Rafle de juifs à Tunis en 1942.
Partant d’un fait qu’il a vécu à Tunis en décembre 2017, l’auteur évoque la disposition des Tunisiens à se réapproprier sereinement leur histoire.
Par Dr. Steven Luckert *
Depuis longtemps, les propagandistes sont des maîtres absolus dans l’art de saboter une réunion publique, par l’organisation de bruyantes manifestations dans le but d’attirer l’attention des médias sur eux. C’est une tactique qui marche. Bien avant son arrivée au pouvoir en Allemagne, le parti nazi donna des instructions précises aux adhérents locaux pour leur expliquer exactement comment faire – afin de dénoncer leurs opposants politiques et de faire passer leur propre message.
Un exemple notoire eut lieu au mois de décembre 1930, quand le chef de la propagande du parti nazi, Joseph Goebbels, sabota la projection du film ‘‘À l’Ouest, rien de nouveau’’, produit par Universal Pictures. À Berlin, des hooligans nazis lâchèrent des boules puantes et des souris blanches dans la salle de cinéma, criant et harcelant les spectateurs. En réponse à ces actions, l’Etat allemand capitula et interdit la projection du film. Comme le raconta Goebbels plus tard avec fierté, c’était «notre victoire cinématographique», qui montra au public que les nazis étaient «les hommes forts» en Allemagne. Dans le débat qui s’ensuivit dans la presse, les médias nationalistes dénoncèrent le film comme «une production étrangère» qui dénigrait l’honneur allemand et les journaux nazis le traita du produit des «juifs pervers».
Faire connaître l’histoire aux jeunes tunisiens
Au mois de décembre dernier à Tunis, je fus témoin d’un sabotage politique à la Bibliothèque nationale de Tunisie lors de l’ouverture au public de l’exposition itinérante de l’United States Holocaust Memorial Museum (Musée du mémorial de l’Holocauste des Etats-Unis), intitulée «L’Etat trompeur : le pouvoir de la propagande nazie», dont je suis le commissaire.
L’initiative pour amener cette exposition en Tunisie vint des chercheurs tunisiens, associés au professeur Habib Kazdaghli de l’université de La Manouba, qui vit l’exposition au siège de l’Unesco à Paris en 2016.
Le professeur Kazdaghli comprit la valeur qu’elle pourrait avoir dans l’éducation des jeunes tunisiens pour les sensibiliser au pouvoir et aux périls de la propagande extrémiste actuelle. Lui et ses collègues travaillèrent pendant presque deux ans afin de la présenter à la Bibliothèque, avant de la faire tourner dans d’autres institutions à travers le pays, afin d’aider les jeunes tunisiens à évaluer, avec un esprit critique, la propagande qui les assaille aujourd’hui, et à mieux comprendre l’histoire de la Tunisie pendant la seconde guerre mondiale.
Les troupes allemands occupèrent la Tunisie de novembre 1942 jusqu’au mois de mai 1943. Aucune partie de la population, qu’elle fût musulmane, juive ou chrétienne, ne fut épargnée par les nouveaux dirigeants du pays.
Pendant cette période, les juifs subirent une politique discriminatoire; les hommes furent envoyés dans des camps de travaux forcés, où ils furent brutalisés par leurs gardes nazis; dans certaines villes, ils furent obligés de porter l’étoile jaune. Les juifs tunisiens habitant la France eurent un destin bien plus tragique : la déportation dans les camps d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. La recherche dans ce domaine est toujours en cours, mais une étude estime qu’environ 700 juifs originaires de Tunisie périrent pendant la Shoah.
Contrer la propagande extrémiste
La Tunisie est la seule démocratie du Moyen Orient et du Maghreb née pendant le Printemps arabe qui reste; mais actuellement, elle doit faire face à des troubles violents. Au mois de janvier, la synagogue de la Grande Hara et l’école communautaire juive sur l’île de Djerba ont été les cibles de bombes incendiaires. Le plus grand nombre de volontaires pour Daech par habitant – environ 6 000 – vient de la Tunisie, plus que n’importe quel autre pays. Contrer la propagande extrémiste est d’une importance cruciale.
En arrivant à Tunis, nous avons appris qu’une campagne contre l’exposition avait été lancée sur les réseaux sociaux, prétendant qu’elle faisait partie d’une stratégie délibérée afin de normaliser les relations diplomatiques entre la Tunisie et Israël et afin de soutenir l’annonce du président Trump, faite la semaine précédente, reconnaissant la ville de Jérusalem comme capitale d’Israël. À notre arrivée à la Bibliothèque nationale, un groupe d’une vingtaine de personnes, dont des employées de la Bibliothèque, s’était rassemblée dans le grand hall d’honneur où l’exposition était installée, scandant des slogans anti-israéliens comme, «Libérez la Palestine, les Sionistes dehors !»
La présence des médias tunisiens et autres, présents pour couvrir l’ouverture de l’exposition, avait incité sans doute les protestataires à venir diffuser leur propagande. Un antisémitisme virulent se présentant comme un antisionisme s’afficha sans vergogne. Un activiste fanatique déclara que les Juifs avaient inventé l’Holocauste afin d’obtenir la Palestine. Un autre prétendit que les sionistes avaient comploté avec les nazis pour mettre en œuvre l’Holocauste, dans le but de transporter les Juifs vers la Palestine.
Les manifestants réussirent temporairement à faire fermer l’exposition au public et à attirer l’attention des médias qu’ils recherchaient si ardemment.
Toutefois, ce que la couverture médiatique a totalement ignoré, oubliant de rapporter un élément essentiel de ces événements – aussi bien en Tunisie qu’aux Etats-Unis – c’est le désir de beaucoup de Tunisiens d’étudier cette histoire et de la comprendre. La directrice de la Bibliothèque nationale de Tunisie, le professeur Raja Ben Slama, déclara publiquement son soutien au projet et s’engagea à ouvrir l’exposition de nouveau. Une version numérique est visible sur le site-web de la Bibliothèque. Plusieurs professeurs universitaires et enseignants du secondaire défièrent les manifestants et entrèrent dans le hall pour voir l’exposition, montrant clairement leur soutien aux objectifs pédagogiques du professeur Kazdaghli.
Pendant les deux jours suivants, des enseignants, des professeurs et des doctorants, venus de tout le pays, participèrent aux discussions importantes concernant la propagande, l’histoire de la Tunisie pendant la seconde guerre mondiale, et réfléchirent aux moyens d’utiliser l’exposition pour aider les étudiants à développer leur esprit critique afin de déceler les messages extrémistes des djihadistes (et des autres) et se défendre contre eux.
Ils refusèrent de se retirer malgré les pressions subies. Quelques-uns parlèrent avec éloquence de leurs efforts pour étudier et écrire sur la vie des juifs et sur leur culture brillante, qui avaient existé autrefois en Tunisie. D’autres discutèrent de leurs recherches au sujet de l’occupation nazie de la Tunisie en 1942 et 1943.
Cimetière juif de Borgel à Tunis.
Une valorisation de l’histoire tunisienne plurielle
Le lendemain, notre visite au cimetière juif du Borgel, qui compte près de 25.000 tombes, me donna encore plus d’espoir puisque nous avons pu honorer la mémoire des juifs, morts en combattant les nazis ou assassinés pendant l’Holocauste. La majeure partie de ceux qui m’accompagnaient étaient des Tunisiens, essentiellement musulmans, qui n’hésitèrent pas à consacrer leur dimanche à commémorer ces victimes.
Défilant parmi les rangées, nos collègues tunisiens expliquèrent le symbolisme juif sur les pierres tombales et identifièrent quelques-unes des familles qui y étaient enterrées. D’autres nous indiquèrent des endroits où les tombes furent vandalisées par des gens cherchant de l’or parmi les ossements.
Des Tunisiens courageux, comme Habib Kazdaghli, s’engagent à faire connaître l’histoire du passé avec honnêteté afin qu’un avenir démocratique puisse se développer dans leur pays. Ils essayent d’affiner une pensée critique appliquée aux médias («le lettrisme médiatique») et une valorisation de l’histoire tunisienne plurielle qui inclut les musulmans, les juifs et les chrétiens. Nous devons soutenir vigoureusement ces efforts et les saluer.
Même si l’avenir réserve des défis importants, personnellement, j’ai quitté le pays non pas déçu par le mouvement de protestation, mais revigoré par le dévouement des Tunisiens qui souhaitent prendre à bras le corps les questions épineuses du passé et du présent.
* Commissaire principal et directeur des programmes à l’Institut Levine consacré à la pédagogie de l’histoire de l’Holocauste au sein de l’United States Holocaust Memorial Museum, à Washington, D.C.
** Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.
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