Caïd Essebsi et Ghannouchi, le tandem des «deux cheikhs» qui a assuré la stabilité de la Tunisie, se sépare. Et cela n’est peut-être pas une mauvaise chose. Car la Tunisie a besoin de nouveaux visages et d’un parlement fort. Elle a besoin de plus de cheikhs – et de cheikhas, également.
Editorial de ‘‘The Economist’’
Les Tunisiens les appellent souvent «les deux cheikhs». Ils forment un étrange tandem, ce couple d’hommes âgés qui ont dirigé le pays depuis 2014. Rached Ghannouchi préside Ennahdha, un parti islamiste modéré qui a remporté, en 2011, les premières élections législatives de l’ère post-révolutionnaire.
En 2014, cette formation s’est trouvée dans l’obligation de céder le pouvoir, à la suite d’une série d’assassinats politiques. Lors du scrutin qui a suivi, les électeurs ont accordé une pluralité de sièges parlementaires à Nidaa Tounes, une coalition laïque dirigée par l’actuel chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi. Les deux formations ont mis sur pied une alliance improbable, un gouvernement d’union nationale au sein duquel Ennahdha s’est contenté d’occuper un rôle mineur et dont il a soutenu plusieurs des décisions. Pourtant, le 24 septembre dernier, M. Caïd Essebsi a annoncé publiquement qu’il a été mis fin à ce pacte. «Ennahdha a choisi d’emprunter une autre voie», a-t-il déclaré, avec une certaine amertume.
Une dévaluation excessive du dinar tunisien
Cette rupture ne concerne pas la religion ni une quelconque question qui soit d’une importance véritable. Rien de cela, il s’agit d’une querelle au sujet du Premier ministre que M. Caïd Essebsi a lui-même choisi pour être le chef du gouvernement.
Avant sa nomination en 2016, Youssef Chahed, détenteur d’un doctorat en sciences agronomiques, était un économiste inconnu du grand public. À présent, il est très souvent classé comme étant l’homme politique tunisien en qui les Tunisiens ont le plus de confiance – il faut admettre qu’il n’en faut beaucoup en Tunisie pour mériter le titre de politicien de confiance. Les efforts de sa campagne anti-corruption ont bénéficié d’un large soutien populaire. Et il s’est maintenu au pouvoir pour une période plus longue que celle de tous ses prédécesseurs, depuis 2011.
Aujourd’hui, il semble que le président de la République regrette de l’avoir désigné à ce poste. M. Caïd Essebsi et son influent fils, Hafedh, ont critiqué publiquement le chef du gouvernement pour sa gestion des affaires économiques du pays.
Certains Tunisiens partageraient cette évaluation. Soutenu par le Fonds monétaire international (FMI), le gouvernement de Youssef Chahed a mis en œuvre un ensemble de mesures d’austérité douloureuses. Peut-être que sa décision la plus controversée a été celle qui a laissé sombrer le dinar tunisien. En effet, durant les deux dernières années, la monnaie tunisienne a perdu plus de 20% de sa valeur par rapport au dollar, atteignant ainsi son plus bas niveau depuis plus d’une décennie. Cette dévaluation a été profitable à certaines entreprises: les exportations ont progressé de 20% au cours des huit premiers mois de cette année; les exportations agricoles ont augmenté de 63%, en comparaison avec la même période de l’année dernière; et les prix bas ont également entraîné le retour des touristes. (…) Cet été, plusieurs hôtels ont affiché complet et les revenus générés par le tourisme, jusqu’à fin juillet, ont été de 44% supérieures à celles de l’an dernier.
Cependant, cet affaiblissement de la monnaie nationale a causé de sérieux dégâts dans le bilan de l’Etat tunisien, étant donné que plusieurs des prêts contractés par la Tunisie doivent être remboursés en dollars. L’année prochaine, la Tunisie dépensera 9 milliards de dinars (MdDT), soit 3,2 milliards de dollars, en services de la dette, ce qui représente près de 8% du PIB et plus de 76% que ce que le pays a payé en 2016. Les prix des carburants ont été augmentés à quatre reprises en 2018, et pourtant l’enveloppe des compensations ne cesse de croître. Cette année, ces subventions de l’Etat s’élèveront à 4,3 MdDT, soit près du triple que ce qui a été prévu. Certains économistes estiment que la dévaluation du dinar a été excessive. Et, bien que les exportations soient à la hausse, le déficit de la balance commerciale n’a cessé d’augmenter.
Les Caïd Essebsi mis hors jeu par leur propre création
M. Ghannouchi soutient Youssef Chahed et explique que l’éviction de ce dernier donnerait un coup d’arrêt aux réformes. Cette position d’Ennahdha n’est pourtant pas naturelle, car le mouvement islamiste bénéficie du plus gros de ses appuis dans les régions pauvres du pays et c’est précisément là que les populations se sont soulevées contre les hausses d’impôts, au début de l’année.
Le parti islamiste s’est montré disposé à collaborer avec le gouvernement d’union nationale, pour l’intérêt du pays – même si ce choix peut lui en coûter politiquement. Mais M. Ghannouchi est également un homme politique rusé et redoutable. Son soutien à M. Chahed est un indice de l’affaiblissement du parti au pouvoir.
À l’issue des élections de 2014, Nidaa Tounes détenait 86 sièges à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), soit 40% du total des députés. Depuis cette date, près de la moitié des parlementaires de ce parti ont quitté ses rangs. Désormais, plusieurs de ces députés soutiennent M. Chahed dont l’adhésion à Nidaa Tounes a été gelée le mois dernier. Ces parlementaires ont formé au sein de l’ARP un bloc auquel ils ont donné le nom de «Coalition nationale», en attendant que cette formation obtienne son visa légal de parti politique. Le jour où cette légalisation aura lieu, la Coalition nationale deviendra une des forces les plus importantes à l’ARP, avec un total de députés aussi important que celui de Nidaa Tounes. Avec l’appui d’Ennahdha, M. Chahed pourrait faire face à un vote de défiance. Les Caïd Essebsi craignent qu’ils aient été mis hors jeu par leur propre création.
Jusqu’ici, M. Chahed garde le secret sur ses ambitions politiques. Il pourrait se contenter de faire son entrée en force à l’ARP à la tête d’un puissant bloc parlementaire. Si, par contre, il décide de se présenter à la présidentielle de 2019, la compétition se passerait sur un terrain encombré. Ennahdha désignera très probablement son propre candidat. (…) L’incertitude est peut-être un signe opportun. M. Caïd Essebsi est âgé de 92 ans et M. Ghannouchi en a 77. Ces deux hommes ont souvent conclu des ententes en privé et présenté leurs arrangements aux législateurs comme un fait accompli.
La Tunisie a besoin de nouveaux visages et d’un parlement fort. Elle a besoin de plus de cheikhs – et de cheikhas, également.
Article traduit de l’anglais par Marwan Chahla
*Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
Caïd Essebsi et les islamistes : A propos d’une «petite phrase»
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