La Tunisie et la lubie «arabo-musulmane» de Kaïs Saïed

Des mois durant, on nous a rebattu les oreilles par la rhétorique d’un président de la république qui mène la lutte contre les islamistes d’Ennahdha. La publication du projet de constitution qu’il propose au référendum du 25 juillet 2022 n’a pas tardé à faire tomber le dernier masque. Kaïs Saïed veut nous imposer une constitution rétrograde voire salafiste.

Par Mounir Chebil *

Pour faire passer son idéologie douteuse, Kaïs Saïed a commencé par occulter totalement la question de la nation tunisienne. Or, les Tunisiens forment bel et bien une nation qui a sa spécificité historique, culturelle et politique par rapport aux autres nations dites arabes et/ou musulmanes.

La nation suppose, à l’intérieur d’un territoire délimité, l’existence entre les peuples ou les communautés qui la composent d’une histoire commune, d’une communauté d’intérêts et de préoccupations partagées pour construire le présent et préparer l’avenir.  La nation est aussi assise sur un passé fait de contingences et de gloires.

Aux origines de la nation tunisienne

Dès le 19e siècle, Ernest Renan avait défini la nation en ces termes : «Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser… Voilà ce que l’on comprend malgré les diversités de race et de langue.» Il ajoute : «Une nation est une âme, un principe spirituel. Elle suppose deux éléments, l’un est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis.» 

Cette définition de la nation, jamais remise en question depuis, s’applique à la Tunisie qui a existé depuis des millénaires, sous diverses appellations, à l’intérieur de ses frontières actuelles. On y a découvert (à El-Makta, Redeyef, Gafsa et Sidi Zine près du Kef) des traces de vie humaine datant du paléolithique inférieur (350 000 ans avant J.-C.). Et notre histoire est aussi celle de nos ancêtres berbères, dont l’origine remonte à 25 000 ans avant J.-C., avec les populations dites les Mechta El Aribi arrivées des îles Canaries par le détroit de Gibraltar, ainsi que les Capsiens dont l’histoire remonte à 10 000 ans avant J.-C. Les Arabo-musulmans auxquels ont veut exclusivement et abusivement nous identifier, sont venus d’Arabie il y a seulement 15 siècles. La culture arabo-musulmane est certes une composante de notre identité mais elle ne la résume pas ni ne l’épuise.

Or, comme le fait remarquer Charles-André Julien, il y a bien une civilisation berbère faite d’un «ensemble de traditions et de coutumes, de mœurs et d’institutions qui se retrouvent, pures, ou abâtardies, à toutes les époques de l’histoire et indépendamment des vicissitudes historiques».

Par ailleurs, si les différentes populations qui se sont établies au Maghreb se sont mélangées aux populations locales, «ils sont venus en trop petit nombre pour modifier les conditions ethniques de l’Afrique du Nord», a-t-il ajouté, et cela est valable de tous les peuples qui sont venus sur cette terre, en conquérants ou en pilleurs, et ont fini par s’y établir : Phéniciens, Romains, Byzantins, Arabes, Ottomans, Français… 

La fierté, les Tunisiens la tirent de Carthage, d’Hannibal, de Massinissa, de Jugurtha, de la Kahéna, de Tarak Ibn Ziad, du règne des dynasties berbères, Zirides, Hafsides, ainsi que du mouvement réformateur du XIXe siècle, du mouvement national pour l’indépendance,  du combat pour le progrès et la modernité.

La notion de nation dans la constitution de 1959

C’est cette approche de la nation qui a été consacrée par les constituants de 1959. La nation tunisienne est une réalité historique et sociale, mais il faut la consolider pour bâtir un avenir dans le but de «l’instauration de l’égalité des citoyens en droits et en devoirs, pour la réalisation de la prospérité du pays par le développement économique…» et pour «instaurer une démocratie fondée sur la souveraineté du peuple et caractérisée par un régime politique stable basé sur la séparation des pouvoirs», comme proclamé dans le préambule de la constitution de 1959.

Pour le constituant de 1959 il n’y a aucun doute que le peuple tunisien forme une nation, ayant son territoire, son histoire, son présent et qui construit un avenir commun  par l’instauration d’un Etat civil assis sur les valeurs universelles des droits de l’homme et orienté vers le progrès.

La Tunisie est tout juste fidèle aux enseignements de l’islam, religion qu’une majorité de son peuple a adoptée, et à son appartenance à la famille arabe. Cette assertion du préambule de la constitution de 1959 n’a pas la même signification et les mêmes implications que l’appartenance à la nation islamique et à la nation arabe, préconisée par le projet de constitution de Kaïs Saïed, qui suppose l’intégration voire le lien de vassal à suzerain.

La langue arabe est rappelée dans la constitution de 1959 en tant que langue d’Etat et comme un impératif linguistique dans la pure vision jacobine : un seul Etat, une seule langue, une seule religion.

Dans la constitution tunisienne de 1959, la consécration de la langue arabe est plus un artifice répondant à une contrainte administrative qu’à une quelconque réalité politique, celle d’une  appartenance à une supposée nation arabe et/ou musulmane, fiction idéologique qui a valu aux Arabes et aux Musulmans toutes les défaites qu’ils ont essuyées au cours des 70 dernières années et, sans doute aussi, leur sous-développement culturel, politique et économique actuel.

La lubie arabo-musulmane de Kaïs Saïed

Tout cela pour dire que l’article cinq de la constitution de Kaïs Saïed, écrite dans des chambres obscures, dans le dos même de ceux qui étaient censés en être les auteurs, c’est-à-dire les professeurs de droit constitutionnel Sadok Belaïd, Mohamed Salah Ben Aïssa et Amin Mahfoudh, qui l’ont d’ailleurs catégoriquement reniée… cet article énonce haut et fort que la Tunisie constitue une partie de la nation musulmane. Or, où a-t-on vu l’existence de cette nation musulmane ? Quelles en  sont les frontières ? Les peuples qui la composent ont-ils une histoire et une destinée commune ? L’Indonésie, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Egypte … quels liens ont-ils qui cimentent leur unité ? Et quels liens avons-nous, nous autres Tunisiens, avec ces Etats et les nations qui les composent ?

On parle d’islam, or la religion et la langue  n’ont jamais été les éléments constitutifs d’une nation quelconque. La nation indienne est composée par des dizaines d’ethnies, de religions, de langues. Que dire de la Chine ?

Au sens du préambule de la constitution de Kaïs Saïed, les Tunisiens sont arabes et musulmans avant d’être Tunisiens. La Tunisie serait un département à l’intérieur de la grande nation arabo-musulmane, tout au plus bénéficiant d’un statut de vassalité comme ce fut le cas du temps des Omeyyades, des Abbassides, des Fatimides et des Ottomans et des occupants français.

Rached Ghannouchi a voulu nous rattacher à la Turquie d’Erdogan, Kaïs Saïed veut-il nous rattacher à l’Iran, pays avec lequel il semble vouloir établir des liens particuliers ?

L’art de défoncer des portes ouvertes

La constitution de Kaïs Saïed a soutenu, qui plus est avec insistance qui frise l’obsession, l’appartenance de la Tunisie aux nations musulmane et arabe. Toutefois, pour le cas des Tunisiens, cela ne sert à rien de défoncer des portes ouvertes, en affirmant que la Tunisie est musulmane. Qui le conteste ? Personne. Sauf que les tenants de l’arabo-islamisme veulent effacer toute référence nationale pour nous rattacher à des sociétés organisées sur une base rétrograde où les préceptes de la charia  constituent le substratum fondamental du droit. Voilà le subterfuge, et voilà danger !

Rached Ghannouchi et Kaïs Saïed ont voulu, chacun avec sa méthode et ses lubies, faire table rase de la constitution de 1959, pour endiguer l’aspiration des Tunisiens à l’édification d’un État civil fondé sur les principes universels des droits de l’Homme. Ils ne voulaient pas s’embarrasser d’un référentiel qui aurait mis l’Etat dans le sillage de la modernité occidentale, telle que pensée par les fondateurs de la démocratie libérale et de l’Etat moderne basé sur la citoyenneté et orientée vers le progrès. 

* Haut fonctionnaire à la retraite.

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