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Tunisie : Dans les eaux troubles de la transition démocratique

Le Carnegie Middle East Center a publié, le 30 septembre 2019, un article de l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en Tunisie, sur le second tour de la présidentielle dans notre pays, qui aura lieu le 13 octobre courant, entre Kaïs Saïed et Nabil Karoui, deux candidats dont les vues sont floues.

Par Jake Walles *

Si les élections présidentielles de septembre 2019 ont eu lieu tranquillement et ont été bien organisées, sans incidents significatifs ni problèmes de procédures, le résultat a cependant été marqué par un changement de la trajectoire de la Tunisie depuis le soulèvement de 2010-2011: les 2 candidats qui se disputeront le 2e tour en ce mois d’octobre, sont des outsiders politiques.

L’un est constitutionnaliste sans base politique claire, tandis que l’autre est un nabab des médias actuellement en prison, sous le coup d’accusations de blanchiment d’argent.

La seule démocratie du monde arabe face à un destin incertain

Des sondages préélectoraux ont mis en évidence le mécontentement généralisé du public à l’égard des dirigeants politiques. Le rejet de l’establishment n’est donc pas une surprise en soi. Les Tunisiens ont maintenant le choix entre 2 candidats mal définis, laissant la seule démocratie du monde arabe face à un destin incertain.

Kaïs Saied, ancien professeur de droit constitutionnel sans expérience du gouvernement ni dans la politique, mis à part son rôle consultatif dans la rédaction de la constitution de 2014, a été le principal gagnant du 1er tour du scrutin. Il a mené sa campagne sans le soutien d’aucun parti politique, excepté l’aide de quelques volontaires. Il a néanmoins fait appel à suffisamment d’électeurs pour remporter 18,4% des voix.

Il est réputé pour ses opinions très conservatrices sur les questions sociales, son opposition à l’égalisation des droits de succession entre hommes et femmes, son soutien à l’application de la peine de mort, et son opposition aux droits des LGBT – homosexuel(le)s, bisexuel(le)s, transgenres -. Il a également plaidé pour une révision de la constitution de 2014, afin de transférer davantage de pouvoirs au niveau local. Sa forte performance au 1er tour de scrutin a surpris beaucoup de gens, même si les sondages pré-électoraux avaient déjà renseigné sur sa popularité.

Au 2e tour, Saied fera face à Nabil Karoui qui a recueilli 15,6% des voix et qui a soutenu Béji Caïd Essebsi lors des élections de 2014, sans jamais occuper de poste gouvernemental. Son équipe a mené une campagne populiste, soulignant son soutien aux Tunisiens économiquement démunis et le travail de sa fondation caritative en faveur des familles pauvres.

Il s’est également présenté comme une victime de la politique du gouvernement actuel. En raison de son incarcération, il n’a pas été en mesure de parler aux médias ni de participer aux débats télévisés de la campagne électorale. Son point de vue sur de nombreuses questions reste donc flou.

A l’isue du 1e tour, Saied a été soutenu par plusieurs autres candidats retirés de la course dont Abdelfatteh Mourou, candidat d’Ennahdda et a été chaleureusement félicité par son chef Rached Ghannouchi, d’avoir remporté le 1er tour. Le Conseil de la Choura du parti lui a apporté son soutien pour sa candidature au 2e tour.

Bien que Saied ne soit pas considéré comme un islamiste, ses vues conservatrices sur les questions sociales font de lui un meilleur candidat pour Ennahdha que Karoui. Avec le soutien d’Ennahdha, Saied entre dans le 2e tour en très forte position, étant donné qu’à ce jour, le seul soutien de Karoui est venu d’un candidat qui n’a obtenu que 0,3% des suffrages.

Karoui continue de contester son emprisonnement et son incapacité à faire campagne librement. S’il perd le 2e tour, il peut faire appel du résultat, ce qui pourrait éventuellement mener une bataille devant les tribunaux qui sera difficile à résoudre, en l’absence d’une Cour constitutionnelle.

Les législatives ont une importance plus grande que la présidentielle

En Tunisie, le parlement et le gouvernement ont plus d’influence que le président de la république dans la définition de la politique. Les élections législatives du 6 octobre, prennent donc une signification encore plus grande.

Ennahdha est bien placé car c’est le parti le plus important et le mieux organisé, après la fracture du parti Nidaa Tunis de Caïd Essebsi, formé en 2012 pour le contrer. Néanmoins, l’empathie du public à l’égard de l’establishment politique, mise en évidence par le vote de septembre dernier pourrait se prolonger jusqu’aux élections législatives, et avoir un impact sur Ennahdha et sur les autres partis qui ont dirigé le pays depuis 2011.

Alors que les prochains tours de scrutin détermineront les contours précis du paysage politique tunisien, il est évident que la transition du pays vers la démocratie entre dans une nouvelle phase. Car ce qui va arriver par la suite n’est pas clair: une forte participation d’Ennahdha aux élections législatives, éventuellement suivie de l’élection d’un nouveau président soutenu par ce parti pourrait contrarier les forces non islamistes, et ramener la Tunisie à la politique turbulente qui a caractérisé les gouvernements de la Troïka de 2012-2013.

On ignore également comment la nouvelle configuration politique de la Tunisie va fonctionner, face aux graves problèmes économiques et sociaux du pays. Pendant des années, les gouvernements tunisiens successifs ont reporté des décisions économiques difficiles, en raison du retard de croissance et de l’endettement croissant.

Aucun des 2 candidats issus du 1e tour n’a parlé clairement de sa politique économique, mis à part des commentaires généraux sur la nécessité de réduire la pauvreté. Aucun non plus n’a d’expérience dans le contrôle d’une économie nationale. L’avis de Saied sur la décentralisation du pouvoir pourrait rendre encore plus difficile l’adoption des réformes économiques nécessaires au niveau national.

Ce que veulent réellement les Tunisiens devient ambigu

Quoi qu’il en soit, la composition du nouveau gouvernement après les élections législatives sera essentielle pour déterminer les politiques économiques à venir.

La bonne nouvelle pour la Tunisie est qu’au moins, le système électoral a bien fonctionné. Cela laisse croire que les Tunisiens continuent de valoriser le système démocratique. Mais pour entrer en territoire inconnu, ce que veulent réellement les Tunisiens devient plus ambigu.

* Jacob Walles, également connu sous le nom de Jake, était ambassadeur des États-Unis en Tunisie du 24 juillet 2012 au 2 septembre 2015.

** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.

Traduit de l’anglais par Amina Mkada

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