Tunisie : le dernier combat

En l’absence de solutions aux problèmes quotidiens des Tunisien(ne)s,  le décor semble planté, en cette veille de rentrée, pour une grave crise sociale, sur fond de blocage politique et de crise économique et financière. L’UGTT servira-t-elle, comme souvent dans l’histoire de la Tunisie, d’élément déclencheur et de… bouc émissaire ?

Par Ridha Kefi

Le gouvernement a annoncé hier soir, jeudi 18 août 2022, le report de la réunion qui devait avoir lieu aujourd’hui, vendredi 19 août, entre des représentants du gouvernement et ceux du bureau exécutif national de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), pour examiner les revendications sociales inscrites dans le préavis de grève observée le 16 juin 2022.

Ces revendications portent sur (excusez du peu !) l’ouverture de négociations sur l’augmentation des salaires dans le secteur et la fonction publics, la hausse du salaire minimum garanti, la suppression de la contribution de solidarité des salariés, le retrait de la circulaire n°20 réglementant les négociations sectorielles, la mise en œuvre de toutes les dispositions de l’accord du 6 juin 2021 et le début de la réforme des entreprises publiques. Ce dernier point, mis en queue de liste, est, on l’a compris, le dernier des soucis de la centrale syndicale.

Le gouvernement à court de solutions

L’annonce en dernière minute du report de la réunion de la dernière chance pour essayer d’empêcher une nouvelle grève générale dans le secteur et la fonction publics, dont la date devrait être fixée à la lumière de l’état d’avancement des négociations, a une seule explication plausible : le gouvernement Bouden n’a pas les moyens (financiers s’entend) de satisfaire les revendications de l’UGTT. Et c’est un secret de polichinelle.

«Le gouvernement ne s’oppose pas à l’augmentation des salaires, mais la Tunisie n’a pas les capacités pour le faire, et nous ne pouvons pas dépenser une richesse que nous n’avons pas produite», avait avoué le ministre de l’Economie et de la Planification, Samir Saïed, mercredi 17 août, ajoutant : «L’économie tunisienne est dans une situation très critique et nous devons rester solidaires», dans ce qui ressemble à un reproche adressé à l’UGTT, pas assez «solidaire» à son goût.

La centrale syndicale, de son côté, continue de mettre beaucoup de pression sur le gouvernement Bouden dont la marge de manœuvre reste très limitée, eu égard ses grandes difficultés financières et ses engagements dans le cadre des négociations qu’il mène avec le Fonds monétaire international (FMI) pour un nouveau prêt. Et parmi ces engagements, qui irritent au plus haut point l’UGTT, il y a celui consistant à limiter la masse salariale d’un secteur public prolifique, inefficace et coûteux. La Tunisie compte, en effet, le plus grand nombre de fonctionnaires au monde rapporté à la population totale. Et cette aberration ne saurait se poursuivre dans un pays au bord de la banqueroute financière.

Le dernier bastion de résistance

Sur un autre plan, cette annonce du report de la réunion, intempestive, laconique et sans explication, prouve que la décision a été prise sur un coup de tête, non pas à la Kasbah, mais à Carthage, par le président de la république Kaïs Saïed, lequel accapare désormais tous les pouvoirs et qui commence visiblement à s’irriter du poids grandissant de l’UGTT.

Après la dissolution de l’assemblée, le musellement des partis, la marginalisation de la société civile, la mise au pas du pouvoir judiciaire et la prise de contrôle sur les médias, notamment publics, la centrale syndicale apparaît, aujourd’hui, comme le seul contre-pouvoir en Tunisie encore capable de contrarier les plans de M. Saïed.

Assisterons-nous donc bientôt au dénouement du bras-de-fer qui oppose depuis plusieurs mois Kaïs Saïed à Noureddine Taboubi, le tonitruant secrétaire général de l’UGTT, qui représente le dernier obstacle à l’imposition du pouvoir autoritaire du locataire du palais de Carthage ?

Le combat entre les deux hommes était resté jusque-là feutré, la cheffe de gouvernement Najla Bouden servant à la fois de punching-ball pour Taboubi et de bouclier pour Saïed, va-t-il éclater bientôt au grand jour ? L’heure de vérité a-t-elle sonné ?

Un combat inévitable car nécessaire

La question est d’autant plus légitime que la situation ne semble pas pouvoir évoluer dans un sens positif de manière à satisfaire les deux parties. On voit mal, en effet, M. Taboubi et ses camarades accepter l’affront constitué par le report sine die de la réunion prévue aujourd’hui sans y réagir vigoureusement pour montrer de quel bois ils se chauffent. Et on voit mal aussi le président Saïed continuer à «se cacher» (et c’est le cas de le dire) derrière sa Première ministre et refuser un combat qu’il n’a rien fait pour éviter. Et qui, d’ailleurs, pourrait lui apparaître, aujourd’hui, comme nécessaire à gagner pour imposer définitivement son pouvoir sans partage.

De toute façon, le gouvernement n’a pas grand-chose à offrir dans une négociation qui ne soit pas un marché de dupes, et l’UGTT ne peut pas continuer à gesticuler, à montrer ses muscles et à broyer du vent, au risque de perdre complètement la face aux yeux de ses membres.

Dans ce combat de coqs déplumés – et c’est le cas de le dire –, les dindons de la farce ce sont, comme d’habitude, les Tunisiens, et notamment les plus démunis d’entre eux, dont le pouvoir d’achat continue de s’effriter et qui parviennent de plus en plus difficilement à joindre les deux bouts.

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