Les Tunisiens ont de bonnes raisons d’être inquiets face à l’imminence du danger terroriste et la l’’incroyable passivité de leurs dirigeants politiques.
Par Moncef Kamoun *
D’une semaine à l’autre, la panne que vit le pays a tendance à se généraliser : les Tunisiens, le visage crispé par l’angoisse et la rage de l’impuissance, sont de plus en plus pessimistes; ils s’enfoncent dans une dépression collective. C’est exactement le scénario cauchemar qu’on redoutait et qu’on n’a rien fait pour éviter depuis la révolution de 2011. On est ainsi passé de l’espoir suscité par la chute de l’ancien régime à un vague sentiment de malaise, puis au ressentiment inspiré par la lenteur des changements et enfin à la colère. Aujourd’hui, la Tunisie a peur et elle sait qu’elle va payer les années d’aveuglement durant lesquelles elle a laissé grandir, en son sein, le monstre jihadiste.
La Tunisie, Prix Nobel de la paix 2015, est le 1er pays exportateur de jihadistes
Depuis qu’il a occupé une grande partie du nord de l’Irak et de l’est de la Syrie, l’Etat islamique (Daech) se considère comme un véritable État avec une armée, une justice et une économie. Aujourd’hui, il compte 100.000 combattants originaires de 86 pays, 200.000 d’après le gouvernement du Kurdistan irakien, soit un effectif proche de celui de l’armée française, ceci sans compter les 50.000 jihadistes dont 2.000 Tunisiens, qui ont perdu la vie en Irak et en Syrie, ces deux dernières années, suite aux bombardements de la coalition internationale anti-Daech.
Suite à la révolution de 2011, la Tunisie, comme tous les autres pays du printemps arabe, a connu une montée de la mouvance jihadiste, encouragée par l’accession des islamistes au pouvoir, à partir de janvier 2012. La «troïka», la coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, qui a dirigé le pays de janvier 2012 à janvier 2014, a déclaré la guerre au régime de Bachar Al-Assad en Syrie et a soutenu la rébellion islamiste dans ce pays, à l’instigation et avec l’aide financière et logistique du Qatar et de l’Arabie saoudite.
Quarante jours après sa désignation par Ennahdha à la présidence de la république par intérim, Moncef Marzouki a décidé, sur un coup de tête, de renvoyer l’ambassadeur de Syrie en Tunisie, de fermer l’ambassade tunisienne à Damas et d’organiser à Tunis la première Conférence internationale des amis de la Syrie. Pour plaire ses employeurs nahdhaouis, il a aussi ouvert le palais de Carthage aux prédicateurs salafistes et aux dirigeants des milices islamistes des Ligues de protection de la révolution (LPR).
Ceci n’est que la face visible de l’iceberg, car il y a aussi la face cachée : la constitution dans tout le pays de cellules secrètes d’islamistes extrémistes et salafistes jihadistes qui ont pris le contrôle des mosquées et installé des camps d’entraînement dans plusieurs régions du sud du pays.
Un crime organisé contre la jeunesse tunisienne
Grands oubliés de la révolution, dont ils étaient les principaux acteurs, les jeunes tunisiens se sont retrouvés complètement abandonnés par le nouveau pouvoir politique en place, sans travail, sans ressources et sans avenir, ne rêvant que de partir ailleurs, en émigrant clandestinement en Europe, ou en rejoignant les groupes jihadistes en Libye ou encore en Syrie et en Irak, via la Turquie, où ils étaient recrutés pour le jihad, totalement pris en charge et même payés comme des mercenaires, d’autant que l’argent coulait à flot, en provenance des pays du Golfe, soucieux de faire échec aux transitions démocratiques en cours dans la région.
Ainsi donc, le départ de ces jeunes pour le jihad était organisé par des cellules plus ou moins secrètes, car elles avaient pignon sur rue et étaient même souvent encouragées par des dirigeants politiques de la mouvance islamiste. Car pour Ennahdha, comme pour Hizb Ettahrir, Ansar Charia ou Daech, le mot d’ordre, à l’époque, était l’instauration du califat, c’est-à-dire l’Etat islamique. Souvenons-nous : à l’annonce de la victoire d’Ennahdha aux élections d’octobre 2011, Hamadi Jebali, alors secrétaire général du parti islamiste, n’avait-il parlé, lors d’un meeting populaire à Sousse, d’«avènement du 6e califat»? C’est lui qui, sans surprise, sera appelé à diriger le premier gouvernement islamiste, en janvier 2012, avec, pour tout programme, l’instauration de la charia.
Le départ des jeunes tunisiens pour le jihad était, à l’époque, organisé par des membres d’Ennahdha, avec l’aide du dirigeant islamiste libyen Abdelhakim Belhaj, devenu l’homme fort de Tripoli après la chute de Kadhafi, grand ami de Rached Ghannouchi et des Nahdhaouis.
Ces jeunes passaient d’abord par la Libye, où ils étaient entraînés aux techniques de guerre, avant de partir en Syrie via la Turquie. Ils étaient également grassement payés et se payaient eux-mêmes par le butin qu’ils amassaient en prenant possession des biens de leurs victimes. Un jihadistes tunisien originaire de Sfax en a d’ailleurs témoigné ouvertement, dans le courant de 2013, sur le plateau d’une chaîne de télévision. Les puissances occidentales, Etats-Unis, Grande Bretagne et France en tête, observaient avec bienveillance ce remue-ménage et l’encourageaient même, car elles étaient engagées, elles aussi, pour des raisons stratégiques, dans cette guerre contre Bachar Al-Assad, et, indirectement, contre le Croissant chiite, l’Iran, le Hezbollah…
Aujourd’hui, la Tunisie compte, selon diverses sources, plus de 4.000 jihadistes en Syrie, 1.000 à 1.500 en Libye, 200 en Irak, 60 au Mali et 50 au Yémen. Quelque 2.000 de ces jihadistes ont déjà trouvé la mort au cours des 2 dernières années et les autorités sécuritaires ont pu empêcher près de 15.000 jeunes de partir pour le jihad dans les zones de conflit. Faut-il s’en réjouir ou, plutôt, s’en inquiéter, car il s’agit là de bombes humaines à retardement?
La défaite annoncée de Daêch
Aujourd’hui, Daech bat en retraite, notamment en Irak où ses combattants viennent d’essuyer des défaites cuisantes à Fallouja et Mossoul. En Syrie, l’armée arabe syrienne a repris le contrôle d’Alep, la seconde grande ville du pays. En Libye, l’armée nationale libyenne a chassé les jihadistes de Syrte, qu’ils occupaient depuis 4 ans.
Cette défaite annoncée de Daêch aura pour conséquence, comme ce fut le cas au milieu des années 2000, pour Al-Qaïda, la fragmentation de son noyau central. Ce qui n’est pas, en vérité, une bonne nouvelle. Au contraire…
En effet, l’instinct de survie va pousser ses membres à revenir à leurs pays d’origine. Ils ne vont pas prendre un vol direct avec des passeports en bonne et due forme, mais prendre des voies détournées et traverser, clandestinement ou avec de faux papiers, les frontières de plusieurs pays, avant d’atterrir chez eux.
Le retour de ces coupeurs de têtes familiarisés avec les techniques des voitures piégées et des attentats-suicides suscite, parmi la population, des sentiments d’angoisse, d’inquiétude et de peur. Et cela se comprend, car ces éléments dangereux peuvent constituer un grand danger pour la sécurité des citoyens et la stabilité de l’Etat.
Tous les pays d’origine des jihadistes ayant combattu dans les rangs de Daech appréhendent ce problème épineux et cherchent des solutions qui épargnent aux populations et aux Etats des conséquences néfastes d’une absence de réaction ou d’une réaction tardive ou désordonnée. C’est ainsi que certains pays ont durci leur législation en prévoyant des poursuites judiciaires systématiques et des peines lourdes d’emprisonnement. Ce n’est peut-être pas là la meilleure des solutions, mais elle a au moins la vertu de protéger la société et de la rassurer momentanément.
Contrairement à beaucoup d’autres pays confrontés à ce problème, la Tunisie reste étrangement lente à la détente. Pays membre de la coalition internationale de lutte contre Daech, attend-t-elle l’afflux massif des coupeurs de têtes pour réagir, laissant ainsi la psychose s’emparer de la population? Au lieu de prendre les devants, de redoubler de vigilance et de renforcer la surveillance, les autorités tunisiennes multiplient les déclarations soporifiques qui, loin de rassurer les citoyens, jouent plutôt avec leurs nerfs.
Ainsi, Rached Ghannouchi, chef de parti Ennahdha, qui est membre de l’Organisation internationale des Frères musulmans, a-t-il déclaré, en parlant des jihadistes, qu’«en tant que musulman sunnite», il ne peut «qualifier de mécréants ceux qui disent Allah akbar» (Dieu est Unique), ajoutant, dans une autre déclaration que «les terroristes doivent être rapatriés et traités en tant que malades».
De son côté, le président de la république Béji Caid Essebsi a déclaré à l’AFP que «la Tunisie est obligée, de par sa constitution, d’accueillir tous ses enfants, y compris ceux qui reviennent des zones de conflit. Nous n’allons pas les mettre tous en prison, parce que si nous le faisons nous n’aurons pas assez de prisons». Et pour Euronews, il a affirmé que «ceux qui veulent rentrer au pays sont les bienvenus, chacun sera traité en fonction de ses actes», ajoutant «le terrorisme est aujourd’hui du passé et bien derrière nous», alors qu’il est bien placé pour savoir que ce phénomène est malheureusement à ses débuts dans notre pays.
Lotfi Laamari, journaliste chroniqueur, s’est insurgé contre ces déclarations et parlé dans une émission télévisée d’un «complot international visant à transformer la Tunisie en refuge des terroristes et des criminels».
Tout cela, on le sait, a coïncidé avec la démission, à la mi-décembre dernier, d’Abderrahmane Belhadj Ali, ex-directeur général de la sûreté nationale, qui a expliqué sa démission par des pressions politiques.
C’est dans cette ambiance délétère que vivent, aujourd’hui, les Tunisiens, et on comprend leurs craintes et leurs inquiétudes, qui sont amplement justifiées par l’imminence du danger et l’incroyable passivité de leurs dirigeants.
* M. K. Architecte.
Donnez votre avis