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La responsabilité de la «troïka» dans le «lâchage» de Mahmoudi

Mustapha-Ben-Jaafar-Moncef-Marzouki-et-Hamadi-Jebali

La «troïka»** est triplement responsable de l’extradition de Baghdadi Mahmoudi: par commission, par omission et par négligence!***

Par Me Taoufik Ouanes*

La piètre performance du chef du gouvernement devant l’Assemblée nationale constituante pour justifier l’extradition illégale et inhumaine de Baghdadi Mahmoudi, l’ex-Premier ministre libyen sous Kadhafi, est des plus consternantes. Ne sait-il pas qu’en essayant de justifier cet acte, il a démontré ou bien son ignorance des principes généraux du droit et encore moins des droits de l’homme, ou pire, qu’il n’en fait aucun cas.

En tant que militant des droits de l’homme indépendant et n’appartenant à aucun parti politique, je ne vais pas discuter les défaillances ou les cafouillages institutionnels internes de cette extradition; c’est la question de la responsabilité des composantes de la «troïka» qui se pose dorénavant. Elle est triple. Par commission pour le chef du gouvernement, Hamadi Jebali, par omission pour le président de l’Assemblée nationale consttuante (ANC), Mustapha Ben Jaafar) et par négligence pour le président provisoire de la république, Moncef Marzouki ! Explication…

Responsabilité par commission de M. Jebali :

Le gouvernement et son chef, en décidant cette extradition et en la mettant en œuvre dans des conditions étranges, mais surtout les justifications données par M. Jebali, vont à l’encontre de 3 principes fondamentaux des droits de l’Homme.

Violation de la présomption d’innocence: cette règle fondamentale fait qu’il est honteux que M. Jebali parle avec une assurance et une persistance infondées de M. Mahmoudi comme un criminel, même avant qu’il ne soit jugé et reconnu coupable. Cette idée a été vendue à plusieurs hommes politiques, y compris dans les rangs de l’opposition, et plus grave, à l’opinion publique. M. Jebali n’a pas une fois qualifié M. Mahmoudi d’«accusé»! Il a martelé le mot «criminel». La présomption d’innocence dont jouit chaque être humain a été honteusement bafouée.

Pire, et je sais de quoi je parle car j’ai eu tout au long de ma carrière aux Nations Unies à examiner des demandes d’extradition, les deux demandes d’extradition de Mahmoudi sont des plus faibles et des plus vides; elles sentent même la manipulation et la «fabrication». Les accusations de viols brandies par M. Jebali devant l’ANC ne sont pas exactes car la demande d’extradition parle «d’incitation au viol» et non de viol (tout aussi infondé par ailleurs)! Alors soyons précis quand il s’agit de la vie ou de la mort d’un homme!

Même le Haut commissariat pour les réfugiés (HCR) et la Cour pénale internationale (CPI) n’ont pas retenu ces accusations et pourtant ils les ont bien examinées.

Pour mémoire, la CPI a investigué le cas de Mahmoudi et n’a trouvé aucune charge justifiant sa mise en accusation et a renoncé à le demander pour le juger.

En plus de tout cela, Mahmoudi a été extradé avant la fin de délai d’appel pour sa demande du statut de réfugié auprès de l’Onu. Une autre violation de la présomption d’innocence et une précipitation bien calculée car ce processus d’appel – suspensif de toute extradition – irait beaucoup plus loin que le 7 juillet prochain, date des élections en Libye et donc fatidique pour que le gouvernement libyen actuel puisse utiliser l’extradition de Mahmoudi dans sa campagne électorale. C’est cette seule raison qui motive réellement l’insistance de la Libye à précipiter cette extradition. Cette raison m’a bien été confirmée par un ambassadeur arabe à Tunis.

Violation du droit à l’intégrité physique de Mahmoudi: il ne faut pas être devin pour imaginer les conditions de détention et d’interrogation de Mahmoudi en Libye. L’évaluation de la situation en Libye peut-être décrite rapidement comme suit: déliquescence de l’appareil de l’Etat libyen, multiplicité des «lords de la guerre», personnages de l’ancien régime torturés et tués sous interrogatoire, meurtres extra-judicaires.

Tous ces faits ont été rapportés et confirmés par toutes les organisations internationales, non seulement non gouvernementales (que M. Jebali paraît ne pas trop estimer), mais par l’Onu elle-même et les rapports présentés au Conseil de sécurité.

Extrader Mahmoudi dans ces conditions équivaut à le jeter en pâture à un pays en désordre judicaire, et sécuritaire et en désarroi politique.

En l’exposant à un risque de torture et/ou de liquidation, le gouvernement a violé une autre norme fondamentale des droits de l’homme. Les obligations internationales de la Tunisie et sa récente ratification des conventions de protection des droits de l’homme, surtout la Convention contre la torture interdisent à la Tunisie un acte aussi inacceptable.

Les explications de M. Jebali que les autorités libyennes auraient donné des «garanties» paraissent futiles, car il ne s’agit pas de recevoir des garanties, mais d’une évaluation d’un état de fait réel et objectif. Cette évaluation n’est pas de la compétence «souveraine» du gouvernement tunisien comme le croit M. Jebali, mais plutôt de celle des organisations internationales. Sinon une telle évaluation signifierait que le gouvernement tunisien a une compétence planétaire pour distribuer les satisfécits et les certificats de stabilité et de respect des droits de l’Homme aux gouvernements du monde entier. Soyons sérieux !

Violation du droit à un procès équitable: j’ai été sidéré par l’emploi du gouvernement de l’argument de la réputation «d’indépendance, de fiabilité et de neutralité de l’appareil judicaire libyen». Mouammar Kadhafi vous en saurait reconnaissant de ce témoignage post mortem sur son régime! C’est cela la vrai «hogra» et l’insulte à la révolution libyenne et à l’intelligence tunisienne.

La Tunisie a livré Mahmoudi à une vindicte effrénée de luttes intestines, tribales et fratricides. A une parodie de justice, si Mahmoudi n’est pas mort entre-temps! Ni plus ni moins! C’est également une honte que de voir M. Jebali s’évertuer à opposer les droits de l’Homme aux droits des peuples. Ceci constitue une supercherie intellectuelle et une manipulation politique. Les droits de l’Homme et les droits des peuples ne sont en aucun cas contradictoires. Bien au contraire, ils se complètent et sont indivisibles.

La tentative de dissimuler derrière l’argument de la «continuité de l’Etat» et de l’application d’une décision du gouvernement de Caïd Essebsi est aussi désespérée qu’inacceptable! M. Jebali, vous n’avez fait que continuer et mettre en œuvre ce qu’a fait Caïd Essebsi en arrêtant Mahmoudi et en promettant à Mustapha Abdeljalil de le lui remettre (mais par vos soins!!). Il a mangé l’ail avec votre bouche comme on dit trivialement. Ce n’est donc pas par hasard qu’il vous adresse des remerciements sur Radio Mosaïque et vous invoquiez l’action de son gouvernement devant l’ANC. Echange de bons procédés!

Responsabilité par omission de M. Ben Jaafar:

Je comprends l’inconfort du président de l’ANC. Mais j’aurais aimé que je comprenne un inconfort de courage et non de lâchage, pour ne pas employer un autre mot. La déclaration du parti Ettakatol disant que la décision d’extradition a été prise par un gouvernement légitime (celui de M. Jebali) est tout simplement «botter en touche». La question n’est pas la légitimité de ce gouvernement, mais la légalité de sa décision d’extrader Mahmoudi!

En tant que membre de la «troïka» et militant émérite des droits de l’homme, votre silence, même gêné, est troublant. Juste avant les élections tunisiennes du 23 octobre 2011, j’ai eu la possibilité de vous entretenir du cas de Mahmoudi – dont j’étais à l’époque l’un des avocats – aux détours d’une conversation dans une ambassade à Tunis. C’était en présence de notre ami commun Me Mokhtar Trifi. Vous m’aviez plus que rassuré et sur le ton de la plaisanterie, Mokhtar Trifi m’a dit: «Cela suffit Taoufik! Tu essais de convaincre Mustapha! Il est plus convaincu que toi!» Et la conversation s’est terminée par un rire commun et un espoir, sinon une certitude, que la Tunisie d’après les élections sera respectueuse des droits de l’homme.

Ce souvenir et cet espoir ne sont qu’amertume pour moi maintenant. Si Mustapha! Vous êtes responsable par omission! Omission de vos convictions, omissions de vos principes, omission de votre devoir dont vos électeurs vous ont chargé! Votre silence et vos omissions tout au long des péripéties de cette  affaire vous en fait porter aussi une responsabilité.

Responsabilité par négligence de M. Marzouki :

Monsieur Marzouki! Je ne reviendrais pas sur les tergiversations de vos déclarations sur le cas de Mahmoudi. Vous étiez le premier à en parler publiquement lors de votre visite à Benghazi. Vous étiez le premier à comparer – abusivement – son cas à celui de Ben Ali.

Cependant, je ne comprends pas votre manque de réaction et votre négligence à prendre au sérieux la déclaration d M. Jebali affirmant que Mahmoudi sera extradé avec ou sans votre signature! C’est une grave négligence pour vos prérogatives de président de la république et pour vos convictions de militant des droits de l’homme. Une réaction claire et vigoureuse à cette déclaration aurait certainement changé la donne. Vous étiez le dernier espoir, non seulement de Mahmoudi, mais de tous les militants des droits de l’Homme en Tunisie et ailleurs pour ce triste cas.

Enfin, cette affaire ne grandira ni la «troïka» ni la Tunisie. Elle risquera d’apporter la mort d’un homme et de plusieurs autres, aussi bien en Libye qu’en Tunisie.

Quel gâchis !!!

* Avocat et ancien fonctionnaire de l’Onu.

** La coalition tripartite au pouvoir dominée par le parti islamiste Ennahdha, qui a dirigé la Tunisie de décembre 2011 à janvier 2014.  
*** Article publié dans Kapitalis le 30 juin 2012. 

Illustration: La « troïka » dans toute sa splendeur (Mustapha Ben Jaafar, Moncef Marzouki et Hamadi Jebali.

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