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Tragi-comédie à Carthage

Masques

Détournement d’un dialogue entre Créon et son fils Hémon (‘‘Antigone’’ d’Anouilh). Toute ressemblance avec l’actualité de la crise de Nidaa Tounes est pure coïncidence.

Par Salah El Gharbi *

Le Fils, entre en criant : Père !

Le Père, court à lui, l’embrasse : Oublie-le, le parti, mon fils; oublie-le, mon petit.

Le Fils : Tu es fou, père. Lâche-moi.

Le Père, le tient plus fort : J’ai tout essayé pour te le donner, mon fils. J’ai tout essayé, je te le jure. Je ne peux rien. Ils ne veulent pas de toi. Ils le préfèrent  à toi. Ils disent qu’il est plus intelligent, plus cultivé et qu’il a du charisme.

Le Fils, crie, tentant de s’arracher à son étreinte : Mais, père, tu vois bien qu’ils me privent de la chose la plus chère ! Père, ne laisse pas ces minables me la ravir!

Le Père : La foule te méprise. Tout Carthage sait que l’habit est trop large pour toi. Je suis obligé de leur céder.

Le Fils, s’arrache de ses bras : Lâche-moi !

Un silence. Ils sont l’un en face de l’autre. Ils se regardent.

Le Choeur, s’approche : Est-ce qu’on ne peut pas imaginer quelque chose, dire qu’ils ne sont que des traîtres et qu’ils conspirent contre les intérêts de l’Etat ?

Le Père : On dira que ce n’est pas vrai, que je te confie le parti parce que tu es mon fils. Je ne peux pas.

Le Choeur : Est-ce qu’on ne peut pas gagner du temps, amadouer certains d’entre eux, acheter le silence d’autres?

Le Père : La foule sait déjà. Elle hurle autour du palais. Je ne peux pas.

Le Fils : Père, la foule n’est rien. Tu es le maître.

Le Père : Je suis le maître avant la loi. Plus après.

Le Fils : Père, je suis ton fils, tu ne peux pas les laisser étouffer l’espoir qui nourrit mes rêves d’enfant, celui de devenir comme toi.

Le Père : Si, mon fils. Si, mon petit. Du courage. Le tour est joué. C’est fini !

Le Fils : Crois-tu que je pourrai vivre, moi, sans gloire, sans ces êtres qui du matin jusqu’au soir me gavent de leurs mielleuses paroles? Crois-tu que je l’accepterai de continuer, tous les jours, depuis le matin jusqu’au soir, à supporter ton regard compatissant?

Le Père : Il faudra bien que tu acceptes, mon fils. Chacun de nous a un jour, plus ou moins triste, plus ou moins lointain, où il doit enfin accepter d’être un homme. Pour toi, c’est aujourd’hui… Et te voilà devant moi avec ces larmes au bord de tes yeux et ton cœur qui te fait mal – mon petit garçon, pour la dernière fois… Quand tu te seras détourné, quand tu auras franchi ce seuil tout à l’heure, ce sera fini.

Le Fils, recule un peu, et dit doucement : C’est déjà fini.

Le Père : Ne me juge pas, mon fils. Ne me juge pas, toi aussi.

Le Fils, le regarde, et dit soudain : Cette grande force et ce courage, ce dieu géant qui m’enlevait dans ses bras et me sauvait des monstres et des ombres, c’était toi ? Cette odeur défendue et ce bon pain du soir sous la lampe, quand tu me montrais des livres dans ton bureau, c’était toi, tu crois ?

Le Père, humblement : Oui, mon fils.

Le Fils : Tous ces soins, tout cet orgueil, tous ces livres pleins de héros, c’était donc pour en arriver là ? Etre un homme, comme tu dis, et laisser tomber le parti ?

Le Père : Oui, mon fils.

Le Fils, crie soudain comme un enfant, se jetant dans ses bras : Père, ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas toi, ce n’est pas aujourd’hui ! Nous ne sommes pas tous les deux au pied de ce mur où il faut seulement dire oui. Tu es encore puissant, toi, comme lorsque j’étais petit. Ah ! Je t’en supplie, père, que je t’admire, que je t’admire encore ! Je suis trop seul, hormis ces faux-culs et le monde est trop nu si je ne peux plus t’admirer.

Le Père, le détache de lui : On est tout seul, mon fils. Le monde est nu. Et tu m’as admiré trop longtemps. Regarde-moi, c’est cela devenir un homme, voir le visage de son père en face, un jour.

Le Fils, le regarde, puis recule en criant : Ridha, au secours ! Abdelaziz, au secours ! Chafik, au secours ! Nabil, au secours !

* Universitaire et écrivain.

 

Du même auteur dans Kapitalis:

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