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‘‘Peur(s)’’ de Baccar et Jaïbi : Retour à l’état de nature pour seul avenir ?

La salle du 4e Art à Tunis a abrité, vendredi 6 octobre 2017, la première de ‘‘Peur(s)’’ de Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, une pièce sombre mais qui vaut le détour.

Par Mohamed Ridha Bouguerra *

En effet, deux heures durant, le public, médusé, a été tenu en haleine par l’atmosphère sombre et les effets sonores de cette pièce qui s’inscrit dans le prolongement d’une autre création du Théâtre national tunisien (TNT), ‘‘Violence(s)’’, de notre duo d’art dramatique.

Les deux œuvres se veulent des témoignages sur la société tunisienne, sur les violences et les peurs, tant individuelles ou domestiques que collectives, qui la traversent depuis un certain 14 janvier 2011.

Le spectateur quitte la salle avec un étourdissant télescopage d’images et de réminiscences où se côtoient ‘‘La Tempête’’ de Shakespeare, ‘‘Huis-clos’’ de Sartre et même ‘‘Prova d’orchestra’’ de Fellini. Mais, à la réflexion, ce ne sont là que de lointaines et possibles références qui peuvent s’expliquer en raison de la métaphore générale, ou fable, autour de laquelle s’organise toute la pièce mais qui, heureusement, n’enlèvent rien à l’originalité de la pièce dont le sujet est ailleurs.

Cris, hurlements, peur panique

La métaphore dont il s’agit est celle d’une énorme tempête de sable qui éloigne de leur campement un groupe de jeunes scouts obligés de s’abriter plusieurs jours dans un vieux bâtiment qui s’avère être un ancien hôpital désaffecté.

Aussi, le voyage, d’initiatique au départ, se transforme-t-il du coup en un piège dans la mesure où toutes les issues du bâtiment se trouvent bouchées par le sable. D’où un dramatique huis-clos où la vraie nature de chacun va nécessairement se révéler.

Cris, hurlements, ricanements sardoniques, peur panique, détachement affecté, veulerie et tentatives de tirer seul son épingle du jeu et de sauver sa peau, délires, hallucinations, souvenirs d’enfance qui refont surface, recherche dans le passé de quelques-uns, tentative de viol, dévouement réel pour les autres et où certains se surpassent, mêlée générale au cours de laquelle chacun cherche à s’arracher le maximum de provisions négligemment et mystérieusement procurées par un louche personnage, une sorte de Caliban aux pouvoirs maléfiques tout droit sorti de l’univers halluciné et visionnaire de Shakespeare.

Bref, une large gamme de sentiments et de comportements se trouve involontairement dévoilée par les personnages au cours de cette guerre de tous contre tous et qui s’apparente à un retour progressif à l’état de nature d’avant l’organisation de la vie en société et tel que nous l’ont décrit Montesquieu et Rousseau.
Il faut prêter attentivement l’oreille pour saisir qu’il s’agit bien de nous dans les invectives et les accusations que se lancent à la figure des personnages à bout de nerfs.

Ainsi, ces jeunes scouts sont-ils amenés à faire le procès de leurs chefs, bien plus âgés qu’eux, et à leur imputer la responsabilité de la situation sans issue dans laquelle ils se trouvent tous en raison de l’imprévoyance, l’égoïsme et la lâcheté de ceux qui se sont autoproclamés guides.

Il y a encore ces pseudos Ong, officines du renseignement au service de l’étranger et pour qui nous ne sommes que des cobayes.

Il y a aussi ces jeunes qui n’acceptent pas la fatalité, prônent l’optimisme et s’acharnent, en payant de leur personne, à trouver une solution à l’impasse qui est la leur. Alors que d’autres, au contraire, observent, égoïstement, un attentisme prudent.

Un miroir qui renvoie notre image

On le voit donc le texte de Jalila Baccar, à l’élaboration duquel ont contribué les comédiens, nous concerne tous et se présente comme un miroir qui nous renvoie notre image telle que nous l’avons façonnée ces dernières années. Ici se mêlent l’incurie, voire, l’impéritie de nos gouvernants, les dangereux errements de notre classe politique, notre coupable et condamnable incivisme ou, au contraire, la bravoure des meilleurs d’entre nous. Maintenant que nous avons atteint le fond, nous nous trouvons, selon l’expression de l’un des personnages de la pièce, «pris au piège comme des rats» dans un hôpital qui n’était qu’un mouroir, à l’image de l’infrastructure délabrée de nos services publics, il s’agit, et c’est le même acteur qui le déclare, «de sortir par le haut !» Il faudrait espérer que ce soit là le sujet du troisième volet à venir de cette trilogie.

Mais ce texte s’est fait chair grâce à des acteurs talentueux qui se sont dépensés sans compter et dépassés dans une mise en scène et une scénographie remarquables de Fadhel Jaïbi. Ici, les ressources ou moyens techniques qu’offre le théâtre – effets sonores imitatifs, lumières aux tons sourds, musique suggestive – sont mis au service d’une pratique de l’art dramatique qui a pour ambition d’impliquer pleinement le spectateur et de l’amener à réfléchir sur sa situation hic et nunc, ici et maintenant. Car Jaïbi, à l’instar d’Antonin Artaud, le concepteur du «théâtre de la cruauté», est convaincu que le ciel peut encore, à tout moment, nous tomber sur la tête, pour reprendre les propres termes d’Artaud qui ajoute : «Et le théâtre est fait d’abord pour nous apprendre cela».

* Universitaire. Docteur Honoris causa de l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand.

 

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