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Ennahdha et la fable islamo-démocrate

L’islam politique n’est pas soluble dans la démocratie, contrairement à ce que profèrent les dirigeants d’Ennahdha, le parti islamiste tunisien.

Par Yassine Essid

L’interview accordée au ‘‘Washington Times’’ (à ne pas confondre avec le ‘‘Washington Post’’) par le Nahdhaoui Zied Ladhari, un bien terne et inaperçu ministre au dehors comme au dedans, promu, d’une manière pour le moins surprenante, ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale (excusez du peu !), après avoir fait montre d’une incompétence absolue au ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle, est un modèle du genre.

Mariage de la religion et de l’affairisme

En déplacement aux Etats-Unis, pour assister aux réunions annuelles des pays membres de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), Zied Ladhari a accordé une interview au ‘‘Washington Times’’. Contrairement au ‘‘Washington Post’’, quotidien indépendant et grand journal d’investigation d’obédience centriste, soucieux de vérité et de recherche de la vérité, le ‘‘Washington Times’’ est un journal de bien moindre prix fondé par le révérend Sun Myung Moon (mort en 2012), promoteur de l’Eglise de l’Unification, qui prétendait que Jésus lui était apparu à l’âge de 15 ans, lui demandant d’accepter la mission de Messie pour établir le royaume de paix de Dieu sur terre. Il fut aussi un bel exemple d’association de la religion et d’un affairisme peu scrupuleux qui lui a permis de bâtir un empire financier faisant de lui un milliardaire.

Dans la sphère journalistique américaine, la ligne éditoriale du ‘‘Washington Times’’ est d’une effroyable bigoterie. Conservateur et pro-républicain, qui se félicite évidemment de l’arrivée aux affaires d’un président qui protège les libertés religieuses, le quotidien ne cesse de rappeler les jours glorieux du radicalisme réactionnaire. Il est même devenu le plus zélé porte-parole de tous les courants pseudo-scientifiques : défenseur du créationnisme, anti-environnementaliste déniant les thèses du réchauffement climatique, s’attaquant à l’avortement en prônant l’abstinence uniquement, en plus de ses nombreuses phobies qu’il renferme comme dans une seule coupe afin d’en faire avaler la potion à ses lecteurs peu instruits. Bref, un organe tout à fait indiqué pour donner la parole à un islamiste contrarié qui se réclame à la fois de l’islam, de la démocratie et de l’économie libérale de marché, tel que M. Ladahri.

A l’instar de tous ses amis responsables du mouvement Ennahdha, à la tête duquel trône sans conteste le versatile Rached Ghannouchi, M. Ladhari a appris à porter un vêtement idéologiquement bigarré : le costume d’un ministre de la république, représentant le mouvement islamiste, et deux déguisements de théâtre : une écharpe de démocrate exalté avec, taillé dans le même tissu, un joli masque revêtant les valeurs de l’économie libérale de marché. Il est ainsi devenu l’expression vivante d’un nouveau mode d’engagement des Nahdhaouis, à la fois séduisant et rassurant, fait de compromis et de compromissions, adhérant aux vertus démocratiques tout en étant préoccupé d’intégrer à l’espace public une loi religieuse pas trop dogmatique. Quant à la réalisation du succès économique, n’a-t-il pas toujours fait bon ménage avec les enseignements fondamentaux de l’islam?

Des ambitions démesurées

Retournons maintenant au contenu de l’entretien. La Tunisie a passé sans heurts d’un régime autoritaire de parti unique à un régime multipartite. Cependant, certaines vérités n’ont pas échappé à l’auteur de l’article, resté bien sceptique devant les boniments de Ladhari, d’ailleurs partagés par tous ses collègues au gouvernement qui, lorsqu’ils s’adressent à la presse étrangère font comme s’ils venaient convertir à leurs idées les habitants de Papouasie Nouvelle-Guinée.

Reprenant à son tour les rengaines et les refrains qui ont fait de nous des débiteurs insolvables, M. Ladhari a rappelé que la Tunisie est le pays qui a su surmonter depuis 2011 tous les dangers liés à l’insécurité, mais demeure tributaire d’une croissance économique lui permettant de prospérer et de conserver son caractère d’unique survivant du printemps arabe dans un monde musulman devenu hostile.

Il est par conséquent urgent d’indiquer aux Américains que le pays est un modèle du genre et mérite d’être soutenu pour peu qu’on tienne à ce qu’il reste une nation démocratique où l’on croit à l’économie de marché et aux valeurs de libertés.

Suit, comme font tous les représentants de commerce, un listing des produits destinés à l’exportation ainsi que les opportunités d’investissement dans plusieurs secteurs de l’économie.

L’intervieweur, qui prête déjà à M. Ladhari des ambitions démesurées, le voyant déjà Premier ministre, ne s’est pas gêné de lui rappeler toutefois que, malgré la proximité de la Tunisie avec l’Europe et le niveau de qualification de sa main-d’œuvre, les perspectives dans ce domaine ne sont pas encourageantes et cadrent mal avec le rang 77 (sur 190) qui lui a été assigné par la Banque Mondiale en matière d’attractivité d’investissements étrangers.

Une improbable combinaison démocratie/islam

Le reste de l’interview est politique, et le journal s’interroge sur le rôle du premier parti islamiste à exercer le pouvoir après 2011. Ennahdha, qui forme un bloc majoritaire au parlement et participe au gouvernement, a encore du mal à s’éloigner de sa tradition totalitaire qui font de lui un intraitable modèle de l’islam politique.

Toujours est-il qu’au cours de cet entretien avec le ‘‘Washington Times’’, M. Ladhari, en petit marchand de toutes les pacotilles, n’a pas emporté des paniers vides. Il s’interroge à son tour sur le peu d’intérêt que les dirigeants américains accordent à l’évolution idéologique d’Ennahdha et aux nuances de la démocratie naissante de la Tunisie. Comme partout, dit-il, nous avons deux grandes tendances politiques : des conservateurs et des libéraux et Ennahdha, représente la composante conservatrice qui incarne un modèle politique nouveau où l’on croit en la démocratie, aux valeurs universelles des droits de l’homme ainsi qu’à celles libérales de marché.

Ennahdha, qui avance toujours e avec une stratégie qui fonctionne à merveille, ne se contente pas d’agir d’une manière directe et modérément rassurante, il recourt à des associations qui, sous un air de respectabilité intellectuelle et dans le souci de l’intérêt général, participent activement à rendre presque banal l’opinion excessivement saugrenue de la compatibilité entre religion et politique, entre islam et démocratie.

Le Center for the Study of Islam and Democracy (CSID Tunisia), présidé par Radwan A. Masmoudi, qui se réclame sans ambigüité d’Ennahdha, bénéficie de confortables subventions au service de monumentales entourloupettes dont la doctrine, largement remâchée et qui leur colle comme un chewing-gum aux semelles, d’une combinaison démocratie/islam élevée au rang d’exception tunisienne.

Grâce à un intolérable battage des médias autour de cette inanité, y compris les conférences internationales de M. Ghannouchi, Tunis est en passe de devenir la capitale de l’islam des lumières. Or, les rapports entre religion et politique sont foncièrement conflictuels et ce, depuis des siècles. Lorsqu’il y a supériorité absolue de la religion sur la politique, l’imposture et l’autorité abusent de la religion. Dans le cas d’une primauté de la politique, la religion se retrouve réduite à sa fonction sociale et s’identifie au sentiment intérieur, sa source véritable, plus qu’à un ensemble de dogmes et de pratiques extérieures. Enfin, une troisième conception, qualifiée cette fois de libérale, consiste à séparer strictement la religion et la politique, chacune étant maintenue dans son domaine propre.

Qu’en est-il maintenant de l’islam et de la démocratie en tant que forme de gouvernement ? Si l’on part de l’idée que la démocratie ne peut pas se développer en dehors de la modernité, on ne peut que souscrire à l’impréparation des sociétés islamiques à la démocratie. C’est ce qui explique d’ailleurs que tout passage d’un régime autoritaire à un régime de liberté, (Iran, Algérie, Tunisie, Egypte) aboutit à la naissance d’une théocratie, d’une structure militaire dictatoriale, ou d’un régime d’obédience islamiste.

Ainsi, de tous les blocs politiques, seul le bloc islamique demeure, pour des raisons structurelles autant que culturelles, le plus éloigné d’un régime où l’Etat prône l’exercice de la liberté conformément à une constitution de démocratie libérale approuvée et votée, mais dont l’application reste problématique.

Or, comme les droits et les libertés individuelles vont de pair avec la structure politique, on comprend que les intellectuels modernistes des pays musulmans soient préoccupés par le retour des islamistes dans la mesure où la démocratie ne se limite pas seulement aux libertés politiques mais constitue le moteur du développement économique.

La démocratie n’est qu’un moyen de prise du pouvoir

En confondant religion et politique, Ennahdha va à contresens d’un mode de gouvernement qui fut institué au temps des quatre premiers successeurs du prophète, et utilisé par les souverains ultérieurs comme moyen de légitimer leur souveraineté.

Ainsi le califat est une institution foncièrement non religieuse, mais politique. Le calife ne fut ainsi jamais en même temps le tenant de l’autorité religieuse et de l’autorité politique, contrairement à la métaphore des «Deux corps du roi» dans les monarchies de l’Occident chrétien, entre Xe et XVIIe siècle.

Dans les sociétés islamiques, le califat avait un caractère séculier et le calife n’avait ni autorité ni attributs religieux. Il avait simplement la gouvernance d’une société islamique. On peut même aller jusqu’à dire que l’islam est l’unique religion laïque de l’histoire.

L’absence de toute intercession entre le croyant et son dieu et le principe de l’obéissance à une règle dictée par le Livre saint supposent la revendication d’une responsabilité individuelle. Et, voilà, du même coup des hommes maîtres d’un choix qui ne leur est imposé par personne ! Cela n’autorise aucune organisation, mouvement ou parti politique à même revendiquer une autorité spirituelle, encore moins juridique sur le croyant. Il s’ensuit qu’il n’y a donc pas lieu de disserter sur l’islam et la démocratie qui se résumeront à la lutte de la liberté et la responsabilité du croyant contre l’absolutisme et la soumission de ceux qui ne cherchent qu’à confisquer le pouvoir politique au nom de l’islam pour le mettre au service de leurs exécrables atrocités.

En proclamant le VIe califat, Hamadi Jebali, ancien secrétaire général d’Ennahdha, avait, en son temps, mal interprété une religion qui place pourtant l’homme au fondement de la société; et cela n’est pas sans ressemblance avec la démocratie qui y place l’individu, doté des droits juridiques.

Penser autrement, c’est mélanger les deux et on n’aura plus un statut d’autonomie tel que le voudrait la démocratie, mais un statut de fidèle à l’autorité politique, comme dans tout régime totalitaire.

Comment Ghannouchi et compagnie entendent-ils dans ce cas concilier le pluralisme démocratique avec l’idéal proclamé par l’intransigeance doctrinale? En d’autres termes, comment peut-on défendre l’idée d’un islam politique tout en acceptant la démocratie ?

Pour les islamistes cette question n’a pas lieu d’être. Il y a longtemps qu’ils avaient déclaré que la démocratie n’est qu’un moyen : celui leur permettant d’arriver au pouvoir. Le jour où ils le reprendront, bien des insanités referont surface.

Un extravagant cauchemar

Lorsque le cheikh Ghannouchi profère sans vergogne qu’Ennahdha est fermement attaché à l’idéal démocratique, c’est à la fois phraséologie et déraison. Sauf que grâce à son complice de Carthage, le président Béji Caïd Essebsi, ils dirigent un gouvernement où les ministres vivent en vase clos, beaucoup plus isolé du peuple que n’importe quel monarque absolu de jadis.

Au Bardo, siège de la représentation nationale, les débats sont souvent transformés en foire d’empoigne au sein d’un groupe de fossoyeurs de la république, enfermés dans les abstractions et les calculs de leur bizarre métier, tous en sécurité derrière leurs privilèges. Qu’on ne se demande pas alors pourquoi le pays est devenu ingouvernable.

Ne surgira-t-il donc pas un jour un personnage réel, faisant quelque geste positif, pour nous tirer de cet extravagant cauchemar ?

 

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