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Aux sources de la migration africaine en Libye

Comment la main-d’œuvre africaine a été un instrument de politique intérieure et un levier diplomatique pour le régime libyen.

Par Laurence-Aïda Ammour *

A l’heure où le monde semble découvrir les pratiques esclavagistes dont sont victimes les migrants africains en Libye, il est bon de rappeler que les flux migratoires vers ce pays et le traitement dégradant infligé aux ressortissants originaires d’Afrique subsaharienne ne sont pas nouveaux.

L’article suivant publié en 2011 sur le site du CF2R reprend les faits.

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Les variations qui ont affecté les politiques migratoires de la Libye trouvent leur source dans les mutations de sa politique intérieure et de sa diplomatie. Historiquement, la Libye a toujours utilisé la main-d’œuvre étrangère dans ses relations avec les acteurs régionaux et internationaux.

Avant l’embargo aérien et l’embargo sur les armes décidé par les Nations unies (1992-2004), les migrations en provenance des pays arabes, surtout Egypte et Tunisie, avaient permis à la Libye de satisfaire ses besoins en main-d’œuvre. Mais en 1992, pas un pays arabe, même ceux qui avaient bénéficié des largesses de Kadhafi, n’a souhaité intercéder en faveur de Tripoli auprès de la communauté internationale.

L’Afrique, un vivier de main-d’œuvre

Déçu par l’absence de soutien de la part de ses «frères» arabes, Kadhafi décide d’opérer une réorientation radicale de sa politique étrangère et de se positionner comme leader africain. Le régime libyen se tourne alors vers l’Afrique, continent où il avait déjà soutenu de nombreux mouvements d’indépendance (Angola, Guinée Bissau, Mozambique, Namibie, Zimbabwe dans les années 70) et gouvernements (Charles Taylor au Liberia), abrité de nombreux rebelles aujourd’hui au pouvoir, et où il avait mené des actions militaires (conflit du Tchad pour la bande d’Aouzou).

Pour compenser son isolement international, le régime libyen commence alors à favoriser et faciliter l’entrée des Subsahariens désireux de travailler en Libye dans le cadre de la nouvelle solidarité panafricaine. A partir de là, les engagements stratégiques de la Libye en Afrique ne vont cesser de se multiplier.

Le pouvoir économique de la Libye réside dans les revenus substantiels tirés du secteur énergétique et dans une faible démographie (6,3 millions d’habitants). Tripoli a investi une partie de ces revenus dans l’assistance à une trentaine de pays africains, en particulier par le biais du Libyan Fund for Aid and Development for Africa et de l’entreprise Libyan Africa Portfolio, pour l’aide directe aux gouvernements et aux rebelles; la construction d’hôtels de luxe et de réseaux de communications; le financement d’organisations islamiques; la construction d’usines et de stations essence Oil Libya; l’exploitation de mines de diamants; la construction de supermarchés, de mosquées, de routes; le financement de l’agriculture et de projets liés à l’eau; l’aide humanitaire.

Un recruteur malien de Kadhafi basé à Bamako raconte ainsi: «Je prie dans une mosquée de Bamako construite par Kadhafi; je regarde la télévision sur le réseau national installé par Kadhafi dans les années 80; je suis fier de la Cité administrative Mouammar Kadhafi, un complexe de 100 millions de dollars».

Au début des années 1990, la majorité des migrants étaient originaires des pays voisins de la Libye (Egypte, Tunisie, Tchad, Soudan, Niger), avant qu’ils ne deviennent eux-mêmes pays de transit pour les migrants venus de plus loin. Plus tard, parallèlement à l’arrivée de réfugiés de la République Démocratique du Congo, du Sierra Leone et du Liberia, l’éventail des pays-sources s’est élargi au Nigeria, Sénégal, Gambie, Mali, Côte d’Ivoire, Ghana, République Centrafricaine et Cameroun.

Mais la grande majorité de ces travailleurs ne bénéficiait d’aucun droit.

En 1995, la Libye avait annoncé son intention de renvoyer 500.000 Soudanais, 300.000 Tchadiens et 250.000 Maliens, pour forcer leurs pays à exiger l’annulation des sanctions des Nations unies contre Tripoli.

A partir de 2000, les étrangers furent victimes d’expulsions massives. En effet, de violents heurts entre Libyens et travailleurs africains éclatent et conduisent à la mort de 130 migrants, bien que les chiffres officiels de l’époque ne parlent que de six morts.

Dans leur tentative de répondre au ressentiment populaire à l’égard des immigrés accusés de crime, d’être la source de contamination par le VIH et la cause des tensions sociales, les autorités instaurent des mesures répressives à leur encontre. Cela conduit à une réglementation plus restrictive de l’immigration, à la détention arbitraire et prolongée de migrants dans des camps ou en prison, aux abus physiques et au rapatriement forcé d’une dizaine de milliers d’entre eux, y compris les demandeurs d’asile.

Durant ces émeutes racistes, la Confédération des unions du libre-échange basée à Bruxelles rapporte la mort de Ghanéens, Camerounais, Soudanais, Nigériens, Burkinabés, Tchadiens et Nigérians par de jeune Libyens ciblant les travailleurs noirs, en particulier en Cyrénaïque.

Entre 2003 et 2005, le gouvernement libyen aurait déporté environ 145.000 migrants subsahariens. En 2007, 30.940 migrants «illégaux» sont renvoyés vers leur pays d’origine.

Ces expulsions reflètent les vicissitudes des relations diplomatiques de la Libye et servent les objectifs de sa politique étrangère. Sur presque 15 ans, le pourcentage de travailleurs subsahariens présents en Libye passe ainsi de 34% en 1995, à 24% en 2000, pour baisser drastiquement à 10,6% en 2009.

Il faut noter qu’en Libye, la distinction entre travailleurs légaux et illégaux, réfugiés et demandeurs d’asile, a toujours été arbitraire. Ainsi, des Palestiniens et des Mauritaniens ont eux aussi fait l’objet d’expulsions, officiellement à la suite de la signature des accords d’Oslo et de l’établissement de relations diplomatiques entre Nouakchott et Tel Aviv.

L’inattendue réhabilitation internationale de la Libye

L’Etat libyen a très vite instrumentalisé les sévices infligés aux travailleurs noirs pour des buts de politique étrangère, en les présentant aux Européens comme sa contribution à la «lutte contre les migrations illégales». Cherchant à consolider sa position d’acteur-clé vis-à-vis de l’Europe, le régime libyen s’est activement engagé dans le contrôle concerté des flux migratoires et la maîtrise des routes de l’immigration illégale.

Les relations de Tripoli avec l’Union européenne (UE) et les pays européens pris séparément, montrent un glissement des préoccupations idéologiques vers un pragmatisme opportuniste. La Libye se dit alors prête à jouer son rôle de gardienne des côtes sud de la Méditerranée et à favoriser les investissements européens dans ses infrastructures pétrolières.

L’Italie, cible principale des flux migratoires transitant par la Libye depuis les années 2000, avait tenté de les contenir et Kadhafi a vite fait d’exploiter la situation à des fins politiques.

Aussi, bien avant la levée de l’embargo par l’UE en septembre 2004, les migrations ont été utilisées comme argument diplomatique par les autorités italiennes auprès des chancelleries européennes. La même année, la Libye et l’Italie ont signé un accord dont l’objectif était l’arrêt des migrations illégales et la déportation des migrants subsahariens clandestins vers leurs pays d’origine. L’UE acceptait alors de lever l’embargo sur les armes, une fois le programme d’armes de destruction massive libyen abandonné. Grâce au lobbying de l’Italie au sein de l’UE, Tripoli pu acquérir des équipements de haute technologie pour la surveillance de ses frontières.

En 2007, Rome et Tripoli signent un accord en matière de police, mais la clause prévoyant l’installation de camps de rapatriement en Libye est abandonnée pour non respect des droits de l’homme. L’Italie conservera cependant des patrouilles communes avec la Libye, et un Traité d’amitié, de partenariat et de coopération sera signé à Benghazi en août 2008, stipulant le versement par Rome de 5 milliards de dollars à Tripoli sur une période de 20 ans en dédommagement de l’occupation coloniale.

En novembre 2010, lors du sommet UE-Afrique réuni à Tripoli, Kadhafi, fort de son rapprochement avec l’UE, n’hésitera pas à s’en prendre violemment aux Européens, exigeant le versement de 125 milliards d’euros à son pays pour éviter que l’Europe «ne devienne noire».

Les mercenaires

Kadhafi a toujours utilisé des forces étrangères pour ses propres besoins et pour la sauvegarde de son régime.

La Légion islamique

En 1972, Kadhafi crée Al-Failaka Al-Islammiya comme instrument d’unification et d’arabisation de la région.

La priorité de la Légion est d’abord le Tchad puis le Soudan. Au Darfour, Kadhafi soutient la création du «Rassemblement arabe» (Tajammou Al-Arabi), une organisation raciste prônant le caractère arabe de la province.

La Légion islamique est organisée sur le modèle de la Légion étrangère française. Dotée de six divisions de combattants, elle est composée en majorité de migrants originaires de pays sahéliens pauvres, mais aussi de Pakistanais recrutés en 1981 qui s’étaient vu promettre des emplois une fois en Libye.

Les membres de la Légion sont donc des immigrés qui n’ont au départ aucun projet guerrier. Ils reçoivent un entraînement militaire succinct, d’où leur faible motivation dans les combats auxquels ils sont contraints de participer. Ils furent envoyés en Ouganda, en Palestine, au Liban et en Syrie. Mais la Légion fut principalement engagée dans la guerre du Tchad où, en 1980, 7000 légionnaires participèrent à la seconde bataille de N’Djamena. Début 1987, 2000 légionnaires étaient au Darfour.

La Légion fut dissoute en 1987 par Kadhafi après sa défaite au Tchad. Mais les séquelles de l’idéologie libyenne de suprématie arabe se font encore sentir: certains des leaders Janjawid (miliciens du Darfour) ont été entraînés en Libye.

La Légion islamique a eu un impact non négligeable sur les Touaregs du Mali et du Niger. Après une série de graves sécheresses, nombre d’entre eux, surtout des jeunes, ont émigré en Libye où certains furent recrutés par la Légion et soumis à un endoctrinement les incitant à renier leurs chefs héréditaires et à combattre leurs propres gouvernements.

La Légion panafricaine

Créée en 1980, c’est une unité dont les membres sont avant tout recrutés parmi les dissidents originaires du Soudan, d’Egypte, de Tunisie, du Mali et du Tchad. Certains musulmans d’Afrique de l’Ouest en font également partie. Nombreux sont ceux qui furent enrôlés de force alors qu’ils étaient à la recherche d’un emploi en Libye.

Au début du conflit en 2011, dans la ville d’Agadez (Niger), il était encore possible pour les jeunes Touaregs, de rejoindre les unités spéciales et d’obtenir en échange soit la nationalité libyenne, soit un permis de séjour illimité, ou encore des bourses d’étude. Pour ceux qui souhaitaient être recrutés, le point de ralliement se situait au camp d’Oubari, dans le sud de la Libye.

La pauvreté et l’aide colossale dont ils ont bénéficié de la part de Tripoli avaient amené nombre de pays du continent africain à devenir des réservoirs de mercenaires, issus pour la plupart des guerres africaines du leader libyen. En 2011, venus pour défendre le régime contre les rebelles, leur nombre exact sur le sol libyen est cependant impossible à déterminer. Des rapports de terrain non confirmés à l’époque avaient suggéré qu’ils arrivaient par avion à Tripoli et Benghazi, indiquant par-là l’existence de sites d’enrôlement diversifiés.

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Aujourd’hui, sur un territoire libyen contrôlé par une myriade de groupes armés, il y aurait 23 centres de regroupement de migrants, notamment à Koufra, Sabha, Oubari, Tobrouk, Ajdabiya, Syrte, Misrata, Tripoli, Gharyan, Zawiya, Sabratha, et Zouara. Les milices armées libyennes tout comme les mouvements djihadistes, ont tous leur part dans le trafic de migrants. Daech, provisoirement affaiblie par son éviction de Syrte, n’a pas tardé à exploiter les filières clandestines de migration pour ses propres besoins en main-d’œuvre: depuis l’an dernier, l’organisation serait en train de recruter des combattants parmi les migrants originaires des pays les plus pauvres d’Afrique (Mali, Niger, Tchad, Soudan) contre une rétribution de 1000$ par personne.

* Analyste en sécurité et défense pour l’Afrique du Nord-Ouest, associée au groupe d’analyse de JFC Conseil.

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