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Tunisie : Lotfi Brahem n’a pas encore dit son dernier mot

Il est un nom qui est aujourd’hui sur toutes les lèvres en Tunisie et qui a même dépassé nos frontières ces derniers jours, un nom qui déchaîne les passions et ne laisse personne indifférent, j’ai cité Lotfi Brahem.

Par Chedly Mamoghli *

Ce nom fit irruption dans l’arène politique au mois de septembre dernier : quand le gouvernement Chahed II fut formé, M. Brahem succéda alors à Hédi Majdoub à la tête du ministère le plus important de l’Etat tunisien, celui de l’Intérieur. Son passage ne fit pas long feu puisqu’il ne dura que 8 mois et 25 jours. En effet, le 6 juin dernier, le chef du gouvernement Youssef Chahed le limogea. Certaines personnes réagirent au quart de tour et considérèrent ce limogeage comme étant la fin de Lotfi Brahem. Ils l’enterrèrent, politiquement bien évidemment – nous lui souhaitons une longue vie –. Cette lecture relève d’un manque de maturité et d’une myopie dans la vision politique.

L’affaire du «fugitif» Najem Gharsalli

D’abord, commençons par le commencement. Ce limogeage est intervenu après une succession de débâcles, d’échecs et de tensions exacerbées. Il y a d’abord la débâcle de l’institution sécuritaire puisqu’on ne peut pas l’appeler autrement, celle relative à la fuite de Najem Gharsalli, ancien ministre de l’Intérieur devenu fugitif.

C’est une déculottée pour le ministère de l’Intérieur et pour celui qui l’a dirigé depuis le début de cette cavale qui dure maintenant depuis trois mois. Ils ont été incapables de trouver un individu dont un mandat d’amener a été émis à son encontre par le juge d’instruction militaire. La police s’était rendue chez lui, il n’y était pas et depuis, rien. Le concerné a disparu dans la nature. Et que M. Brahem ne nous raconte pas de salades comme celles qu’il a racontées mercredi dernier, 13 juin 2018, sur les ondes de Mosaïque FM, à savoir qu’il n’y aurait pas un avis de recherche concernant Gharsalli. Ça, c’est leur problème au sein de l’appareil de l’Etat et la manière dont coopèrent la justice militaire et les autorités chargées d’exécuter ses décisions.

Si ce genre de dysfonctionnements existe – car M. Brahem peut-être a-t-il tenu ses propos juste pour se défausser – il aurait dû en faire part à son gouvernement et aux autorités compétentes quand il était ministre et non pas fermer les yeux et, une fois limogé, aller sur les ondes de Mosaïque et tenter de passer la patate chaude aux autres.

Autre probabilité puisque c’est le flou qui entoure cette affaire et qui n’est pas à exclure, c’est que Gharsalli ait fui le pays. Et là, c’est encore plus grave car on sait qu’une mouche ne peut quitter le territoire national ou y pénétrer sans que les services ne s’en rendent compte. S’il a fui le pays, et bien Najem Gharsalli est devenu à Lotfi Brahem ce que Seïfallah Ben Hassine (alias Abou Yadh) est à l’un de ses prédécesseurs au poste, Ali Laarayedh.

Une affaire qui sent le soufre

Toutefois et vu la gravité du dossier dans lequel est impliqué Najem Gharsalli, l’affaire d’atteinte à la sûreté de l’Etat, trahison et intelligence avec une armée étrangère dite «Affaire Jarraya» et vu qu’il était ministre de l’Intérieur – c’est à dire l’homme le mieux informé de Tunisie – s’il est arrêté et déféré devant la justice militaire, il pourrait faire des révélations fracassantes et des têtes ne tarderaient pas à tomber car dans l’affaire Jarraya, il n’y a pas que M. Jarraya. Il y aussi des cadres de l’institution sécuritaire, des magistrats, des hommes politiques, des députés, des patrons de médias, des journalistes, des cadres et agents de l’administration et un tas d’autres personnes.
Par conséquent, il se pourrait que tout ce beau monde se soit arrangé pour maintenir la fuite de Gharsalli et empêcher son arrestation. En définitive, ils se protègent avant de le protéger lui-même.

Vraiment, cette affaire sent le soufre et dans tous ces cas de figure, le fait que le concerné n’ait pas été encore arrêté, c’est l’échec du ministère de l’Intérieur et en premier celui qui l’a dirigé tout au long de ces derniers mois à savoir M. Brahem. Sous d’autres cieux, toutes les chaînes de télévision et tous les médias n’en parleraient que de ça mais chez nous, c’est le dernier de nos soucis, on en parle mais très peu et occasionnellement. Tout est rentré dans la banalité même les choses les plus graves. Un ministre de l’Intérieur en fuite, et alors?

Quant au ministre qui était en place pendant trois mois depuis que cette cavale a commencé et qui a été limogé principalement parce qu’il a failli dans ce dossier, parce que l’administration policière sous ses ordres n’a pas arrêté ce Gharsalli, et bien pour certains, il n’a aucune responsabilité et c’est une pauvre victime quand il a été limogé.

Les défenseurs de l’indéfendable

Maintenant, venons-en au terrible drame humain survenu le samedi 2 juin au large des îles de Kerkennah avec le naufrage du navire des migrants clandestins. Toute personne censée et raisonnable sait qu’on ne peut pas en faire endosser toute la responsabilité au seul Lotfi Brahem. Lui faire porter toute la responsabilité serait injuste mais les manquements et les failles sécuritaires existent et il n’a rien fait pour y pallier, c’est bien là que réside sa part de responsabilité.

Les faits sont là et au cours de la visite du chef du gouvernement mardi 5 juin à l’archipel de Kerkennah et lors de son entretien avec les autorités locales qui fut enregistré dans une vidéo diffusée par la présidence du gouvernement, on apprend et le chef du gouvernement lui-même l’apprend, ainsi que la délégation l’accompagnant comprenant le ministre de la Défense Abdelkarim Zbidi, que deux postes portuaires de la garde nationale, l’un dans le port d’El-Atayar, l’autre dans le port de Kraten et un poste de police portuaire à Ramla ont été incendiés durant la révolution en 2011 et n’ont pas été encore réhabilités et ne sont donc pas encore opérationnels.

On apprend également que sur tout l’archipel, il n’y a que 20 policiers le jour, 16 la nuit et uniquement 7 agents de la garde nationale.

Autre élément, contrairement à tous les forces de l’ordre dans tout le pays travaillant la nuit qui travaillent une nuit et ont deux jours de récupération, leurs collègues de Kerkennah n’en ont qu’un seul, particularité insulaire d’après les explications avancées qu’on a entendu dans l’échange. Et ça ne s’arrête pas là, six radars et des frégates seraient en panne car hors d’usage. Le pôle sécuritaire qui devait être installé à Kerkennah en octobre dernier suite à une décision prise en CMR (conseil des ministres restreint) n’a pas vu le jour, c’est-à-dire une lenteur insupportable, inacceptable et lourde de conséquences dans la concrétisation des décisions prises.

Avec tous ces manquements, avec toutes ces failles, comment voulez-vous combattre des réseaux mafieux tentaculaires qui règnent sur l’immigration clandestine? Je le répète, on ne peut pas faire porter toute la responsabilité de ce drame humain au seul Lotfi Brahem mais concernant les manquements, les failles et la nonchalance cités, il en est responsable et il ne peut pas se défausser.

Sauf que les défenseurs zélés de M. Brahem ne l’entendent pas de cette oreille. Pour eux, pour les pages sponsorisées** sur Facebook dédiées à sa défense, à sa propagande et à la diabolisation du chef du gouvernement ainsi que pour ceux qui sont aveuglés par la partisanerie, Lotfi Brahem n’a aucune part de responsabilité dans ce qui s’était passé à Kerkennah. Même pas la moindre responsabilité. OK, alors c’est mon arrière-grand-mère qui est responsable et non pas le ministre de l’Intérieur. Ma foi, ils défendent l’indéfendable et en plus, ils nous prennent pour des cons. La totale, quoi!

Un climat de retour en arrière

Mise à part la débâcle relative à la fuite de Najem Gharsalli, raison principale du limogeage de M. Brahem, les manquements et les failles sécuritaires liés au drame survenu au large des îles de Kerkennah, il y a aussi les tensions et la relation devenue exécrable entre M. Brahem et les journalistes ainsi que leur syndicat. Il y a eu aussi l’incident survenu le lundi 26 février où des policiers se sont rassemblés dans l’enceinte du tribunal de première instance de Ben Arous pour protester contre l’arrestation de trois de leurs collègues. Il y a également l’enquête qui piétine concernant le décès du supporter du Club africain Omar Laabidi, mort noyé le 31 mars. «Il aurait sauté dans un canal alors qu’il était poursuivi par des agents de police, selon des témoins. Sa famille assure qu’il aurait crié aux policiers qu’il ne savait pas nager avant de mourir. L’un d’eux aurait répondu : ‘‘Taâllem oum’’ (Apprend à nager)», lisait-on dans ‘‘Jeune Afrique’’. Le corps du jeune homme a été repêché dans l’oued Meliane le 1er avril.

De plus pendant le mois de ramadan, il y a eu les propos polémiques de M. Brahem concernant les non-jeûneurs. Ce faisant, le bilan est devenu lourd, les relations se sont détériorées entre d’une part les citoyens, beaucoup de franges de la population, les journalistes et d’autre part l’institution sécuritaire. C’est devenu un climat de retour en arrière et les vieilles méthodes refaisaient surface. On n’était pas dans l’esprit d’un ministère de l’Intérieur d’un pays démocratique et civilisé mais un ministère de l’Intérieur qui accumulait les échecs et les débâcles d’une part (le cas Gharsalli et Kerkennah) et qui est entré en conflit avec de larges franges de la population (journalistes, incidents du tribunal de Ben Arous, affaire Omar Laabidi, polémique autour des non-jeûneurs) et ceci ne collait pas avec la mentalité de Youssef Chahed et l’esprit qu’il voulait donner à son gouvernement.

Chahed reprend la main et prouve qu’il est le chef

Pour toutes ces raisons, il a fallu que le chef du gouvernement se sépare de son ministre de l’Intérieur M. Brahem. C’est une décision justifiée par toutes les raisons invoquées, par ce bilan plus que controversé. Et dans le cas où Youssef Chahed l’avait maintenu, cela aurait voulu dire qu’il le craint, qu’il a peur de lui et qu’il est incapable de changer un ministre de son gouvernement.

Par conséquent, en se séparant de M. Brahem, Youssef Chahed a montré qu’il avait de la personnalité, qu’il pouvait prendre des décisions courageuses et que c’est lui le chef de ce gouvernement.

Cela étant dit, pour les laudateurs et les propagandistes de M. Brahem sur les pages sponsorisées sur Facebook**, pour les moutons de Panurge se rangeant derrière lui et le défendant aveuglement nous disant que c’est un génie de la sécurité, que c’est le meilleur ministre de l’Intérieur tunisien, que c’est un lion («assad al amn», comme ils aiment le surnommer) alors s’il était ce génie de la sécurité et ce lion, s’il était le Clémenceau tunisien, l’Edgar Hoover tunisien et bien ma foi, il aurait arrêté Gharsalli, tous les manquements et problèmes sécuritaires à Kerkennah auraient été palliés et résolus et on n’aurait pas connu toutes ces catastrophes.

Par conséquent, les laudateurs de M. Brahem qui disent que M. Chahed l’a limogé pour draguer Ennahdha afin de rester chef de gouvernement, ce raccourci facile, simpliste et hyper-superficiel ne tient pas. Donc au lieu de répéter comme des perroquets ce raccourci simpliste et ridicule, regardez du côté du bilan de M. Brahem.

Une histoire de coup d’Etat inventée de toutes pièces

Cependant, que Lotfi Brahem ait failli complètement dans l’arrestation de Gharsalli, soit. Qu’il soit responsable des manquements sécuritaires dans les îles de Kerkennah qu’il n’a pas su pallier, soit. Qu’il soit responsable d’une succession de débâcles, d’échecs, de tensions et de la détérioration de la relation entre des franges de la population et l’institution sécuritaire, soit. Qu’il voulait piquer la place de son patron et devenir chef de gouvernement dans l’optique d’utiliser la Primature comme tremplin pour l’élection présidentielle de 2019, soit. Que son profil sécuritaire ait séduit certains pays du Golfe friands de ce genre de profils – adorant le gouvernant tout-puissant adepte du pouvoir autoritaire et de l’infantilisation de son peuple –, soit. Que la transition démocratique ait produit depuis 2011 des nausées chez «nos frères» du Golfe et qu’ils voudraient la faire échouer, soit. Mais de là à accuser Lotfi Brahem de fomenter un coup d’Etat, la ficelle est un peu trop grosse.

C’est là, on s’en doute, une accusation très grave et dangereuse. Pour accuser quelqu’un ou n’importe quelle partie qu’elle soit de manigancer un tel projet, il faut avoir des preuves et, dans ce cas, il faut les présenter au tribunal militaire mais on n’accuse pas quelqu’un de préparer un coup d’Etat dans les médias ou sur Facebook et sans aucune preuve. Cette histoire de coup d’Etat est une histoire à dormir debout. Pour emprunter l’expression favorite de Béji Caïd Essebsi «mnèmit atéris» (fantasme de boucs).

Nous pouvons critiquer Lotfi Brahem politiquement, passer au peigne fin son bilan sans le ménager et ne pas le caresser dans le sens du poil, c’est ce qu’il faut faire et ce qui est fait dans le présent article. Toutefois, s’attaquer à l’homme en se basant sur de fausses allégations pour se débarrasser de lui définitivement, c’est de la pure bassesse. Et j’alerte ici l’opinion publique pour ne pas tomber dans le panneau de la manipulation islamiste qui a inventé de toutes pièces cette histoire de coup d’Etat.

Ne soyons pas manipulables par des pseudo-médias et des journaleux en mal de notoriété chez eux qui se rabattent sur la Tunisie et le Maghreb en véhiculant des ragots les concernant pour se faire un nom.

Nous pouvons avoir des différends politiques, nous chamailler politiquement mais lavons notre linge sale chez nous. Ne laissons pas les étrangers interférer dans notre débat public pour le biaiser, pour nous manipuler et pour servir leurs desseins politiques.

D’ailleurs, ceux qui ont inventé cette histoire de coup d’Etat sont bêtes car ils cherchent par cette histoire à carboniser l’avenir politique de Lotfi Brahem mais en réalité ils vont le favoriser. Ça sera contre-productif. Ils vont le favoriser car une fois que les masses sauront que cette histoire de coup d’Etat n’a jamais existé et qu’elle relève de la science-fiction, Lotfi Brahem en sortira comme une victime de fausses allégations, il en sortira renforcé et il gagnera en popularité. Ceux qui veulent manipuler devraient être plus modestes en prenant en compte que parmi nos compatriotes, il n’y a pas que des naïfs, il y a également des gens qui ne sont pas nés de la dernière pluie.

Brahem a perdu une bataille mais pas la guerre

Maintenant, abordons le dernier axe qui s’impose si nous voulons passer au crible et avoir une analyse complète sur ce que représente et représentera prochainement Lotfi Brahem sur l’échiquier politique. Il s’agit de la question de l’éventualité de son ralliement à Nidaa Tounes.

Rappelons-le pour la énième fois, nous l’avons dit, redit, écrit et réécrit, il n’y a pas un clan Hafedh Caïd Essebsi car cet individu n’est pas un chef de clan et n’en a pas les attributs. En réalité, c’est un clan qui se cache derrière lui et l’utilise comme un éventail. Ce clan est composé par le trio Raouf Khamassi, Samir Laabidi et Borhen Bsaïes et ce clan verrait dans l’adhésion de M. Brahem à Nidaa Tounes l’opportunité en or pour casser Youssef Chahed et son ambition présidentielle. Ils en feront un candidat pour cette échéance. Ils se disent que dans le meilleur des cas M. Brahem gagnera et, dans le pire des cas, M. Brahem perdra mais au moins il aura permis à affaiblir Chahed en lui piquant le maximum de voix et de cette manière ils l’utilisent pour barrer la route de Carthage à ce dernier.

D’ailleurs, Borhen Bsaïes a exprimé publiquement la volonté du clan de voir M. Brahem les rejoindre, ce n’était ni une brève de comptoir ni du bavardage. La volonté du clan est d’écarter M. Chahed de son poste de chef de gouvernement, de l’exclure du parti, de compromettre ses plans pour devenir président et, en un mot, de le détruire politiquement.

En définitive, ceux qui ont cru que Lotfi Brahem était grillé et qu’il avait tiré sa révérence après son limogeage se trompent. Il a perdu une bataille mais pas la guerre. Il aura encore son mot à dire et Youssef Chahed aura encore à en découdre avec lui.

* Juriste.

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