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Caid Essebsi père et fils : Virage ou mirage dynastique ?

«Un fils gâté et un père gâteux», a lancé, un jour, la députée Hager Ben Cheikh Ahmed, pointant clairement le sujet de l’héritage régalien et l’accès par filiation au pouvoir que les Caïd Essebsi père et fils s’acharnent à rendre réalité.

Par Mokhtar Ben Henda *

Pour la mémoire collective, du moins en Tunisie, un problème d’actualité, aussi grave soit-il comme les affaires courantes des hydrocarbures ou celles liées au terrorisme et à la sécurité sociale, ne peut faire oublier d’autres faits moins prégnants sur la scène médiatique.

Si l’opinion publique s’est habituée sous l’effet des réseaux sociaux à rebondir en masse aux événements chocs, il n’en demeure pas moins que certains événements, moins captifs par leur fluidité temporelle, resurgissent épisodiquement au gré d’autres événements déclencheurs.

Depuis quelques temps, l’opinion publique nationale s’est saisie d’une affaire spécifique qui a fini par s’inviter aux plénières parlementaires à l’instar de ce que la députée Hager Ben Cheikh Ahmed a fait entendre haut et fort, le samedi 28 juillet 2018, à l’occasion du vote par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) de la nomination du nouveau ministre de l’Intérieur, Hichem Fourati. «Un fils gâté et un père gâteux», a-t-elle clairement pointé au fil de son intervention le sujet de l’héritage régalien et l’accès par filiation au pouvoir que les Caïd Essebsi père et fils s’acharnent à rendre réalité.

Dans l’entendement général, l’affaire relève d’une ambition de Béji Caïd Essebsi (BCE) à vouloir ancrer une dynastie familiale dans l’histoire de la Tunisie moderne en hissant son fils à la magistrature suprême. Tout confirme ce secret de polichinelle qui a commencé à faire tache d’huile depuis les événements de novembre 2015 à Hammamet quand le fils Hafedh Caïed Essebsi (HCE) a empêché, par des méthodes à la limite du gangstérisme politique, la réunion du bureau exécutif du mouvement Nidaa Tounes alors dirigé par Mohsen Marzouk, étoile montante du parti et disciple préféré du vieux patriarche qui a fini toutefois par le lâcher pour le compte de son propre fils.

Que BCE largue plus tard le chef du gouvernement Youssef Chahed, dont les ambitions pour les élections de 2019 risquent d’entraver sérieusement les ambitions politiques du fils prodige, ne fut alors d’aucune surprise.

L’interview accordée par BCE à Nessma TV, le dimanche 15 juillet 2018, confirme bel et bien que la mécanique de l’héritage du pouvoir est opérationnelle et qu’elle tournera contre vents et marées pour tenter de concrétiser une ambition de fin de règne, celle d’une succession familiale au pouvoir et pourquoi pas d’une perspective dynastique régalienne.

Cette ambition paraît partagée aussi bien par le patriarche que par le fils. Miraculeusement revenu sous les feux de la rampe après 26 ans d’absence politique, le père agit dans l’urgence de sa dernière chance d’investi de pouvoir, à défaut d’un nouveau plébiscite populaire qu’il sait d’emblée avoir perdu à jamais, non seulement pour une raison d’âge, mais surtout pour avoir manqué à ses promesses électorales du «vote utile» de 2014… pour soi-disant barrer la route devant les islamistes d’Ennahdha, devenus, après le vote, ses alliés.

Le fils, un illustre inconnu, sans charisme ni gloire, et de surcroît sans légitimité électorale qui le qualifieraient à un quelconque rôle politique de haut rang, ne peut mieux espérer qu’un coup de pouce d’un paternel président qui lui permettrait de se faire un nom et de se forger une stature d’homme d’État pour pouvoir jouer dans la cour des grands. Il pourrait alors satisfaire une impulsion naturelle et impérieuse de pouvoir pour lui-même et de postérité pour son père.

Un populisme préfabriqué

L’ambition du pouvoir est souvent issue d’un processus de suggestion et d’autosuggestion. C’est à la manière de la méthode Coué (Émile), précurseur de la psychologie comportementale et de la pensée positive selon laquelle la répétition à voix haute de suggestions permet au cerveau de les transformer en autosuggestions.
Or, les voix hautes et leur résonance dans l’appareil de Nidaa Tounes (version HCE) font légion. Outre «la liste des 40» qui ont adhéré en masse à Nidaa Tounes en mars 2017, le parti regorge de champions du don oratoire et du style emphatique et déclamatoire.

Avocats, journalistes, universitaires et intellectuels en transhumance politique, sont tous ameutés d’abord pour consolider le détournement du parti lors des événements de Hammamet en novembre 2015, mais surtout pour servir de porte-parole à un prétendant au «trône» inhibé par un don oratoire qui lui fait drastiquement défaut.

En tant que vieux «renard politique», comme beaucoup se plaisent à le qualifier, le père suit quant à lui une toute autre voie marquée d’un estampillage de la scène publique par une image et un style oratoire populiste très mal calqué sur le modèle bourguibien. On l’avait vite compris à force de voir son nom gravé de manière disproportionnée sur les dalles commémoratives dont celle de la statue équestre de Bourguiba de la place d’Afrique ou celle de la place«Chokri-Belaid qui a dû être remise aux normes calligraphiques sous pression médiatique ou encore son portrait géant dressé sur une façade d’immeuble à Monastir à l’occasion de la 17e commémoration du décès de Bourguiba. Son tic de langage «fabihaithou», converti en slogan de campagne, copie l’emblématique «fhimt hassil maanaha» du défunt président.

Bref, c’est pour dire qu’à force de refaire le même impair, on finit par y reconnaître une volonté quasi obsessionnelle de vouloir forcer les portes de l’histoire pour se hisser au même rang que son idole. D’ailleurs, au rythme où cela s’est produit, on n’aurait pas été surpris d’avoir droit à un billet de banque assorti de son buste pompéien. Avec une dépréciation historique de la monnaie nationale et la descente aux enfers du dinar tunisien, l’occasion serait probablement toute trouvée.

Finalement, comme l’a si bien décrit un illustre historien chroniqueur qui se reconnaitra, BCE a le mérite d’avoir réussi à incarner Bourguiba mais dans tous ses défauts et aucun de ses mérites. À force de vouloir se mettre maladroitement dans la peau de celui-ci et de vouloir s’approprier son image emblématique, il a fini par en faire son propre ennemi.

Du penchant populiste à la propension dynastique

Une motivation plus profonde chez BCE semble dépasser largement une quête «ordinaire» de popularité ou une simple appétence à se distinguer et à se concentrer sur sa propre image, bref à vouloir s’ériger comme seul légataire légitime de l’exception bourguibienne. Le caractère populiste qui imprègne ses faits, dires et gestes laisserait plutôt entrevoir une affinité à vouloir faire de ce scénario communicationnel un passage discret vers la légitimation régalienne de sa lignée qui se ressourcerait aussi bien dans la gloire des ascendants (à en croire Wikipedia) que dans l’anoblissement des descendants; bref, dans l’enracinement du patrimoine d’une dynastie familiale dans l’histoire du pays.

Par un retour miraculeux dans le cercle du pouvoir, le ressentiment enfoui d’une autorité déchue retrouve toute sa puissance pour se revigorer et entamer, avec les moyens de son époque, une œuvre de renouvellement historiographique.

Qu’on ne nous accuse pas ici de lèse-majesté car notre but n’est point de calomnier un personnage public ni de critiquer sa biographie familiale bien que nous nous inclinons toutefois à reconnaître une part importante de sa volonté de contorsionner le système républicain pour une finalité de succession quasi monarchique. Nous cherchons uniquement à comprendre le sens et l’origine de cette pratique séculaire de la noblesse tunisoise qui semble se reconstituer dans les cercles rapprochés du pouvoir actuel.

Il va sans dire qu’à ce sujet, le parallèle avec Bourguiba n’a aucun lieu d’être, du moins sur la question du legs de pouvoir. Tous les Tunisiens connaissent le type de liens entre Bourguiba et son fils et la distance qu’il mettait entre son avenir politique et les affaires de l’État. Beaucoup se souviennent du plateau «Spéciale Bourguiba» de Nessma TV du dimanche 6 avril 2014 (voir vidéo), durant lequel Mustapha Filali, Mansour Moalla et Chedly Kelibi ont longuement insisté sur le sujet, en présence d’un BCE pris en dépourvu mais resté impassible par rapport au message que les trois congénères tentaient pourtant de lui transmettre. À ce sujet, l’apprenti insiste à vouloir dépasser le maître.

Le pouvoir comme legs familial

En réalité, c’est du côté de l’éducation aristocratique de «beldiya» (Tunisois) et de la tradition grecque du «miroir du prince» qu’il faut chercher une clé de lecture à ce comportement dynastique.

Pour Aristote, la dynasteia, est un type de mouvement oligarchique extrême, au sein duquel le pouvoir se transmet de père en fils. Il s’agit d’un fait de seigneurie individuelle dans le cadre d’une élite de puissants.

Comme rappelé précédemment, l’importance des liens de parenté dans la conception du pouvoir chez les dynastes est telle que la conscience de l’appartenance à une lignée est exprimée avec force aussi bien par le parrain que par le descendant. D’ailleurs, c’est dans cette perspective, celle du sentiment dynastique en tant que facteur de consolidation du pouvoir comme bien familial, que l’enregistrement fuité de Nabil Karoui, patron de Nessma TV, diffusé dimanche 19 février 2017, prend toute sa signification, notamment lorsque HCE aurait affirmé que «Nidaa Tounes lui revient de droit parce qu’il l’a hérité de son père» et «qu’il est le fils de Caïd Essebsi et, par conséquent, le leader naturel de Nidaa Tounes».

Cette auto-proclamation d’oligarque semble grotesque, mais rappelons-le, comme dans l’antiquité classique, le succès personnel comme couronnement des exploits accomplis par les générations antérieures est un trait typique de la culture aristocratique. L’impératif éthique de se conformer au modèle des vertus ancestrales est essentiel chez les despotes aussi bien que pour les tyrans éclairés : «la victoire est commune à son père et à sa race».

Ainsi, pourrait-on comprendre l’idée, à première vue étrange, que la gloire de BCE constitue d’abord un legs pour ses ascendants. Mais ce sentiment dynastique ne suffit pas à fonder le pouvoir d’une lignée s’il ne s’accompagne pas d’une succession solidement établie pour les descendants. HCE semble avoir bien intégré cette leçon.

La succession père-fils est dès lors bien entérinée dans le business plan de BCE & Son Ltd (Nidaa Tounes), mais elle est doublée de la reconnaissance du clan qui se traduit par les multiples nominations aux postes de pouvoir, sélectionnées dans les liens de sang d’abord, puis dans les liens de cœur, des subordonnées et des vassales.

Avec la campagne de la lutte contre la corruption et l’affaiblissement de la charnière bancaire (i.e. Chafik Jarraya, l’ami plein aux as), la mécanique s’est activée par le levier judiciaire. Le jeudi 18 mai 2017, suite à la plainte déposée au pénal par Ridha Belhadj contre Hafedh Caïd Essebsi pour usurpation d’identité sur le représentant légal de Nidaa Tounes (l’imbroglio politique a fait que les deux reviennent récemment l’un vers l’autre), le tribunal de première instance de Tunis avait prononcé un non-lieu désavouant le plaignant et confirmant juridiquement qu’«il n’y a plus qu’un seul et unique Nidaa», celui de HCE. C’était l’indulgence papale tant attendue, venue attester l’ordre de succession au père à la tête du parti, accordant ainsi au fils prodige l’onction d’huile sainte qui le consacrerait futur roi.

Morale de l’histoire : beaucoup d’hommes politiques ont été aliénés par un instinct irrésistible de postérité. Parmi eux, très peu se sont limités à la gloire de leurs propres personnes. Encore moins ont fini par abandonner le fantasme de cette commodité de filiation régalienne, mais la plupart ont considéré leur autorité politique de l’ordre d’un patrimoine familial croyant qu’ils feront l’exception par rapport à des prédécesseurs désavoués ou déchus, qu’ils seront plus malins, plus avisés et mieux prédisposés pour réussir le coup de l’héritage du pouvoir politique au sein d’une république.

Si cela a bien fonctionné pour certains, pour d’autres comme les Moubarak en Égypte, les Salah au Yémen, les Kadhafi en Libye ou les Hussein en Irak – pour ne citer que ceux qui nous sont connus – l’aboutissement a été souvent tragique.

En Tunisie, l’histoire est encore à chaud. Ses événements se jouent aussi bien dans les arcanes des structures politiques que dans les cercles informels de la mondanité urbaine. Elle connaîtrait sans doute d’autres rebonds, du moins jusqu’à 2019, date à laquelle nous saurons si nous assistons aujourd’hui à un virage ou plutôt à un mirage dynastique !

* Citoyen.

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