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Bloc-notes : Youssef Chahed sur les pas de Jules César ?

Imposée en bouffonnerie à un peuple méritant mieux, la partie de bras de fer au sommet de l’État rappelle Rome. Révolté contre un establishment coupé du peuple, Youssef Chahed joue au César tunisien; y réussira-t-il?

Par Farhat Othman *

Il est bien des traits de ressemblance à relever entre le sort actuel du chef de gouvernement, Youssef Chahed, et la destinée de l’empereur romain Jules César. Jusqu’où pourrait donc aller la comparaison? Assiste-t-on à un César de Tunisie ayant déjà franchi le Rubicon de la politique à l’antique en prenant la décision audacieuse, irrévocable et de défi, d’incarner ce héros qu’attend le peuple afin d’être son héraut, parlant sa voix et marchant sur sa voie? Alors, le sort en serait bel et bien jeté dans l’espoir qu’il sera, comme pour son émule italien, tout bénéfice, devant mener à Carthage.

Rappelons que les fameuses paroles Alea jacta est (Le sort en est jeté), expression attribuée à César par Suétone, auraient été tenues lorsque le Romain, à la tête de son armée, dans la nuit du 11 au 12 janvier 49 av. J.-C., décida de franchir le Rubicon, la rivière du nord d’Italie, la séparant de la Gaule Cisalpine sans l’autorisation du sénat, contrevenant à la loi romaine contraignant tout général entrant en Italie par le nord du pays de devoir licencier ses troupes avant de passer le Rubicon. Ce dernier, en Tunisie, serait le palais de gouvernement qu’on ne franchit pas mais où l’on se maintient, vaille que vaille, en rampe de lancement vers l’autre palais de la République à Carthage.

Des traits de ressemblance

Comme l’empereur romain, le César tunisien se veut lié aux milieux populaires ou plébéiens même s’il est patricien, issu de la classe aisée du pouvoir. César pouvait bien faire carrière politique dans l’oligarchie sénatoriale, mais il a très tôt fait le bon choix d’opter pour le parti des «populares». Et c’est en comptant aussi sur le consentement du peuple qu’il a entrepris sa marche vers le pouvoir absolu.

Pareillement, notre César national joue de la fibre populaire dans sa propre marche contre le régime en place, profitant de ses dissensions en se réclamant de l’intérêt supérieur de la patrie, placée au-dessus des partis, et qu’incarne bien davantage le «populo» que ses supposés représentants, des députés de moins en moins représentatifs.

D’ailleurs, il ne manque pas de soutiens au sein de ces députés qui ne peuvent, à la veille de l’échéance électorale majeure des législatives, sésame pour le maintien de leurs privilèges actuels, qu’être soucieux de soigner leur image de proximité avec les exigences populaires. On estime à 120 députés, pour le moins, qui seraient favorables au maintien du chef du gouvernement et ce au nom de la stabilité dans le pays. Comment ses adversaires réuniraient-ils donc le quorum pour une motion de censure quand ils restent minoritaires? Il s’agit bien là d’une double protection semblable à ce que représentaient pour César son armée et ses campagnes militaires victorieuses.

Par ailleurs, le César de Tunisie, qui dit s’opposer à la dictature de l’argent sale et corrupteur, a le même profil que son émule romain ayant profité dans sa carrière politique à la fois des milieux d’argent que des mécontentements populaires. En effet, sa gloire lui est venue progressivement, aussi bien du fait de son entente avec les chefs du moment que de son propre talent dans la manœuvre qui, si elle était militaire pour le Romain, est politique pour le Tunisien.

César a réussi la conquête de la Gaule, ce qui lui a donné une gloire militaire et une armée fidèle. Et c’est grâce à ses troupes bien massées autour de lui que César s’est opposé à son ancien allié du triumvirat Pompée pour, franchissant le Rubicond, marcher sur Rome et déclencher la guerre civile contre ce dernier et tout le Sénat.

Aujourd’hui, malgré l’état de quasi-guerre-civile effective dans le pays, Chahed n’en a cure, étant imbu de sa solide conviction d’être sur la seule bonne voie qui vaille, celle du peuple assoiffé de plus de dignité et de moins d’injustice et de corruption. Outre les députés alliés à sa cause, il a su se ménager non seulement le soutien conditionné du principal parti structuré du pays, celui qui prétend représenter l’islam populaire, mais aussi et surtout le propre soutien de ce parti, l’Occident, notamment yankee qu’il connaît parfaitement bien et qui le connaît aussi et sait pertinemment compter sur lui tout autant sinon plus que ses alliés islamistes qu’il a placés au pouvoir à cet effet.

Il faut dire que la guerre civile ne fait pas peur aux politiques quand elle est nécessaire, ne pouvant être évitée et que, de plus, elle n’est que larvée, comme c’est le cas en Tunisie où elle n’irait guère au-delà. Au reste, déjà, César n’a pas hésité à en déclencher en vue de servir ses ambitions; or, elle dura bien plus de quatre ans. Et c’est elle qui en fit le maître du monde méditerranéen, gouvernant en souverain absolu, sans sortir toutefois du cadre républicain.

Être un César de Tunisie

Il reste que malgré ses dérives autoritaires, le César romain ne veilla pas moins à bouleverser les institutions dans son pays en ébauchant, tout en stabilisant à l’avance, le futur régime impérial et son immense rayonnement. Il fit de la sorte d’importantes réformes d’une grande ampleur tout en veillant toujours à répondre à la détresse des pauvres.

C’est, certes, au service de cette détresse que se dit agir le César tunisien par le biais de sa marotte de lutte contre la corruption. Or, celle-ci n’est pas facile, et ne saurait lui assurer la victoire décisive, la corruption étant incrustée dans le système en place et est aussi à la source des privilèges de tous ceux qui sont attachés à l’ordre obsolète de gouvernance à l’antique. Par conséquent, son action sera forcément limitée par des contraintes qui le dépassent, d’autant qu’elles ont des origines étrangères échappant au contrôle national.

Bien évidemment, cela n’empêche nullement d’agir, et ce même de manière imparfaite, avec la possibilité de finir par obtenir quelques résultats concrets sur le long terme; or, même minimes, ils ne seraient pas moins spectaculaires. Ce qui nécessite de persévérer et à bon escient, ce que M. Chahed ne fait pas encore assez.

Comment donc le faire quand il continue à fermer les yeux sur ce qui se passe d’abus dans les ministères, et même au sein des rouages de la présidence du gouvernement, dans la toute-puissance direction de la Fonction publique ?

Or, elle occulte une corruption banale dont on ne parle pas ou si peu. L’ancien ministre de la Fonction publique, Abid Briki, en a bien témoigné, mettant en cause le refus de Youssef Chahed, durant son passage à la tête de ce qui était un ministère, de faire toute la vérité sur le montant des réparations, dont certaines indues, servies aux islamistes.

C’est ce genre de boulets qui retiendra Youssef Chahed de réussir, surtout s’il continue à tolérer que l’on refuse de lever les injustices criantes datant de la dictature et maintenues par les gouvernements de la révolution tout en acceptant celles qui viennent les aggraver par une politique honteuse des deux poids deux mesures.
Il est, en effet, des situations d’injustices flagrantes dans les ministères datant d’avant la révolution et qui ont empiré sous la troïka, l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha.

On a récemment évoqué le cas du ministère de la Jeunesse et des Sports; d’autres départements sont concernés, comme celui que je connais bien, en étant issu, le ministère des Affaires étrangères. On continue à y ajouter des injustices criantes aux injustices avérées sans arriver à y mettre fin. Comment donc le faire quand les ministres sont empêchés — ou ne se sentent pas en mesure — de prendre les arrêtés nécessaires pour annuler, par exemple, les anciens arrêtés injustes ? Je peux témoigner que c’est bien le cas aux Affaires étrangères.

C’est l’un des aspects de la triste réalité dans nos ministères suspendus au bon vouloir de la Fonction publique qui, sous la férule du chef du gouvernement, prétend ne rien pouvoir faire sans arrêté ministériel. D’où cette ubuesque situation d’un ministre qui, juridiquement, a la compétence d’assainir la situation dans son ministère en prenant un arrêté annulant l’arrêté ayant commis l’injustice avérée, mais qui se dit incapable de le faire, en étant empêché par qui, dans le même temps, et au prétexte de l’absence d’un tel arrêté, se désintéresse de lever une telle injustice prétendant que cela reste du ressort d’un ministère réduit à juste rappeler et en vain le cas à son attention.

Outre ces cas qui minent nos administrations et que Youssef Chahed a toute latitude de résoudre promptement puisqu’ils relèvent de ses attributions, c’est bien évidemment sur la législation scélérate qu’il doit agir aussi. Il doit commencer à son propre niveau par des circulaires et des arrêtés sans lesquels les lois ne sont plus applicables. Faut-il pour cela d’avoir le courage d’oser s’attaquer aux sujets sensibles quitte à heurter en apparence l’opinion ! Au vrai, il ne heurtera que la minorité agissante des activistes manipulés par les partis.

Osera-t-il le faire ?

S’il veut la destinée de César, il doit le pouvoir, car même si cela doit ressembler à un coup de poker, il sera gagnant à tous les coups. D’abord, du fait que le soutien dont il dispose outre-Atlantique et outre-Méditerranée est de nature à suffire de refroidir toute velléité de lui nuire.

Ensuite, à supposer qu’il soit acculé à faire face à une majorité, encore introuvable au parlement aujourd’hui, et qui l’acculerait à jeter l’éponge, il aura alors l’occasion, servie sur un plateau d’or, d’en faire le premier pas d’une marche forcée vers Carthage que l’on ne peut que redouter.

C’est ce qui amène ses adversaires et concurrents à sembler se résoudre à une sortie supposée honorable : laisser Youssef Chahed gouverner, en espérant son échec sur la durée, et ce en bottant en touche en quelque sorte par un renvoi d’un an, ou même deux, de la date des échéances électorales. Ce qui pourrait satisfaire les uns et les autres.

S’agissant de notre César putatif, il ne sera alors que confirmé dans la justesse de ses vues et de ses éventuelles actions : la concrétisation de l’État de droit grâce à des lois justes par la réforme législative qui est d’une impérative urgence outre la mise en place de la Cour constitutionnelle, dont le retard de sa mise en route est une honte à la face des politiques du pays. Quels peuvent être, en effet, l’intérêt et le sens d’élections ayant lieu dans le cadre législatif de l’ordre déchu? Aussi, jouer de cette carte des droits et des libertés sera une arme supplémentaire, un argument massue même, pour le César tunisien, puisqu’il n’est nul État de droit sans institutions et justes lois.

Penser au sort final de César

Si Youssef Chahed réussit ainsi à avoir la destinée d’un César de Tunisie, il ne doit perdre de vue ni l’adage, rappelant que la roche Tarpéienne est proche du Capitole, ni le sort final du héros d’Italie. On sait qu’il fut funeste; l’intéressé, bien que devenu consul puis dictateur à vie, n’ayant pas échappé à la conspiration qui l’a fait assassiner en plein Sénat. Le plus important à noter ici serait de ne jamais perdre de vue que les coups les plus redoutables viennent de ceux qui sont supposés être les plus proches. Ainsi, le coup fatal pour César est venu de la trahison de son protégé et fils adoptif Brutus qui le tua à coup de poignard lors de la séance du Sénat devant décerner à son mentor le titre de roi.

C’est que le chemin de Carthage ne manquera pas d’embûches et que ce ne sont pas nécessairement les ennemis qui y seront les plus à surveiller. Cela étant dit, on ne pourrait pas s’empêche de noter que même s’il a été tué, à peine devenu dictateur à vie, César ne laissa pas moine un héritage perpétuant son nom, son œuvre ne prenant donc pas fin avec lui. En effet, un autre protégé, son petit-neveu Octave, finira par lui succéder sous le nom d’Auguste. Or; il a tellement mis ses pas dans ceux de son mentor qu’associé à Antoine dans un triumvirat, il finit aussi par s’en défaire pour régner seul comme César et finir honoré comme un dieu à sa mort.

Ce qui signifierait que d’aucuns sont appelés aussi se sacrifier pour leur patrie en ouvrant le chemin à qui la servira aussi bien sinon mieux qu’eux! C’est une loi de la providence qui serait même une constante anthropologique.

* Ancien diplomate, écrivain.

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