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Nawal El-Saadawi : «Nous sommes à cent ans de retard sur la Tunisie»

Le projet de loi sur l’égalité successorale a été soumis à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Depuis l’annonce de cette proposition, en Tunisie et à travers le monde musulman, des voix se sont élevées pour dénoncer cette «hérésie». Pour Nawal El-Saadawi, la démarche tunisienne est «positive» et l’Egypte, son pays, finira par emboîter le pas.

Interview conduite par Imane Mellouk et traduite de l’anglais par Marwan Chahla

‘‘Qantara’’ : Tout d’abord, quel est votre avis sur cette nouvelle initiative tunisienne sur l’égalité femme-homme dans l’héritage ?

Nawal El-Saadawi : À mon sens, c’est un développement très positif et, à n’en pas douter, il s’agit d’une décision que tous les pays arabes devraient adopter. La pleine égalité entre les sexes doit être établie à tous les niveaux dans notre monde arabe et musulman. Aujourd’hui, cette égalité est une réalité quotidienne dans plusieurs pays, alors que nous autres, dans le monde arabe, sommes encore très en retard sur cette question.
D’ailleurs, le concept d’égalité des sexes ne devrait pas se limiter à la seule notion de l’héritage. L’égalité femme-homme devrait s’appliquer dans tous les domaines –la filiation, le mariage, le divorce, etc. Il ne devrait y avoir aucune discrimination fondée sur la base de la religion, du sexe, de la classe ou de toute autre chose, car ces distinctions sont, à mon avis, axiomatiques et ne peuvent pas être soumises au débat.

Pour quelle raison la Tunisie est-elle le premier pays musulman à prendre une mesure aussi audacieuse en faveur des droits de la femme ?

La Tunisie est en avance sur ce terrain du féminisme. En effet, ce pays est prédécesseur sur cette question à cause de ce que le président Habib Bourguiba avait fait pour les Tunisiennes et en raison, également, de l’esprit éclairé de l’actuel président Béji Caïd Essebsi. En vérité, la Tunisie est pionnière en la matière, en dépit du fait que le chemin de la conquête de la pleine égalité femme-homme reste long. Depuis la présidence d’Anouar El-Sadate [1970-1981, ndlr], l’Egypte a été à la traîne dans ce domaine, elle qui a été, à un certain moment, à l’avant-garde. Nous devrions œuvrer beaucoup plus pour l’égalité entière entre les sexes devant la loi en Egypte et dans le monde arabe.

Pourquoi, selon vous, le débat sur l’égalité successorale a-t-il lieu là précisément ?

Depuis l’ère d’Anouar El-Sadate, l’Egypte s’est tout simplement focalisée sur la collaboration avec les puissances colonialistes israélienne, américaine et britannique. Le pays a souffert et continue de souffrir sous le joug du colonialisme. Nous sommes en retard depuis les années ’70 –bien que l’Egypte ait réalisé une grande avancée lors de la révolution de janvier 2011, grâce à la jeune génération. Il y a du positif dans ce que les hommes et les femmes font chez nous, aujourd’hui, et tout cela laisse penser que nous sommes sur la bonne voie.

Est-ce que la Tunisie peut servir d’exemple pour les autres pays arabes –et surtout pour l’Egypte, étant donné l’appel lancé par Abdel Fattah Al-Sissi en faveur d’un renouvellement du discours religieux ? Est-ce possible que nous assisterons bientôt à une démarche similaire en Egypte ?

Je me suis toujours méfiée de la notion des modèles de référence. Pour moi, chaque pays opère et progresse à son propre rythme, selon ses propres circonstances. Cependant, nous pouvons dire également que tout pays peut tirer parti de l’expérience tunisienne. Nous, en Egypte, sommes en train de progresser. Tenez, par exemple, ces jours-ci, j’écris des articles, qui sont publiés par Al-Ahram et Al-Masry Al-Youm, que je n’aurais jamais pu écrire sous Sadate ou même Abdel Nasser. Donc, nous pouvons dire que nous sommes en train d’évoluer sur la bonne voie, avec courage, et le chemin à parcourir demeure encore long. Les Tunisiennes sont des femmes audacieuses, d’ailleurs comme tous les Tunisiens, en général –et sans oublier, bien sûr, le président tunisien lui-même.

Pensez-vous que la loi tunisienne sur l’égalité successorale pourrait être appliquée ailleurs dans d’autres pays musulmans ? Estimez-vous que les sociétés arabes soient vraiment prêtes pour entreprendre pareille démarche courageuse ?

Lorsque la pratique politique et la culture d’un peuple atteignent un certain niveau de sophistication, il peut en être de même pour la société. Tous ces éléments entrent en ligne de compte et ont un rôle à jouer. La chose la plus importante est que nous progressions intellectuellement et idéologiquement en même temps que politiquement. La religion doit toujours demeurer une affaire privée, c’est-à-dire sans aucun lien avec la politique ou la société.

Ne pensez-vous pas qu’établir l’égalité successorale serait aller trop loin pour le monde arabe ?

Non, ne nous trompons pas, il ne s’agit pas là du premier pas. Nous ne partons pas de zéro. (…) C’est un pas d’une série d’autres pas, qui encourage plusieurs d’entre nous à débattre des questions de l’héritage et de la filiation.

Il y a ceux qui croient que l’injustice dont pâtissent les femmes à cause des lois faites par les hommes et inspirées par la charia est la résultante de la mauvaise application de ces lois, c’est-à-dire que cela n’a rien à voir avec les lois elles-mêmes. Quel est votre avis là-dessus ?

En Tunisie, les lois sont bien avance sur la réalité quotidienne de la citoyenne tunisienne ordinaire. J’ai eu l’occasion de me rendre à plus reprises dans ce pays. La loi devance le véritable statut des femmes dans la société d’aujourd’hui. Dans les situations où le leadership politique a de l’audace –et c’est le cas de Caïd Essebsi– et qu’il soutient des lois progressistes –et c’est ce que Bourguiba avait fait en son temps–, alors que la situation sociale, politique, religieuse et culturelle demeure inchangée, là, la loi est progressiste. Cependant, ni les femmes ni même le gouvernement ne sont capables de mettre en application ces lois progressistes. Par conséquent, nous avons besoin d’une renaissance culturelle, politique et intellectuelle pour abattre le monstre et venir à bout des marchands de la religion.

N’estimez-vous pas qu’introduire de nouvelles lois qui ne sont pas en conformité avec la charia pourrait engendrer des crises sociales et religieuses –car, après tout, ces questions touchent au cœur même des sociétés arabes et islamiques ?

Il est tout à fait naturel que les lois soient parfois en contradiction avec le statu quo. En définitive, rien n’est gravé dans la pierre. Il y a cent ans, nous avions entamé le 20e siècle en disant les mêmes choses à propos de l’égalité entre la femme et l’homme. Nous sommes en retard de cent ans. Nous en avons plein le dos de cette histoire d’égalité. Tout change et continue de changer, parce qu’aujourd’hui les gens –et surtout les jeunes– rejettent les marchands de la religion et la politique. De plus, ils n’acceptent plus d’être exploités par des puissances internes ou externes. C’est pour cette raison qu’il y a urgence pour nous de renouveler notre discours religieux et de révolutionner notre pensée religieuse.

Source: ‘‘Qantara’’.

Tunisie : L’écrivaine Nawal El Saadawi soutient l’égalité dans l’héritage

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