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L’éducation des pauvres, entre Halle et Regueb

Le problème de l’éducation en Tunisie est que ce le désengagement partiel de l’Etat a créé un vide qui a été rempli par des institutions opérant au nom de la charité musulmane, dans un but clairement politique. Et au service d’un parti particulier.

Par Dr Mounir Hanablia *

La récente affaire de l’«école Daech» à Regueb, Sidi Bouzid, a brutalement remis sur le tapis deux problèmes liés à l’éducation, d’abord celui de la remise en question, sous le régime de la démocratie libérale, de la démocratisation de l’enseignement instaurée sous le pouvoir de Bourguiba, c’est-à-dire de sa gratuité, de son uniformité, et de son caractère public, ensuite celui de la forme que pourraient prendre les éventuels nouvelles formes de l’enseignement substitutif alors que les études étant dans toutes les filières de plus en plus coûteuses, aussi bien l’accès à l’éducation tendant de plus en plus à ne devenir qu’un privilège oligarchique.

L’enseignement sous une égide religieuse peut-il constituer une alternative à la démission de l’Etat, et est-il incompatible avec les notions de progrès, de modernité, et d’humanisme?

L’exemple de l’école de Halle aux XVIIe-XVIIIe siècles

L’Histoire de la Prusse aux XVIIe-XVIIIe siècles est intéressante en ce qu’elle constitue un exemple où une certaine forme d’éducation, liée à des circonstances particulières, a eu néanmoins un impact considérable sur le développement des institutions et des mentalités au sein du pays, qui allait unifier sous son égide l’ensemble d’une nation.

Paradoxalement c’est le mouvement piétiste qui allait donner l’impulsion à cette réforme de l’éducation qui allait précéder l’époque des Lumières. C’est Philippe Jakob Spener, originaire de Saxe, qui allait donner l’impulsion à ce qu’on nommerait le piétisme, lorsque, au nom d’une vision rigoriste de la foi luthérienne, il se mettrait à critiquer les mœurs dissolues de la Cour de Dresde, provoquant sa disgrâce. Spener fut cependant accueilli à bras ouvert par la Cour de Berlin dont le Roi avait tenté d’imposer sans succès la foi calviniste de l’Eglise Réformée, plus austère et dépouillée, à ses sujets luthériens hostiles, et qui pensait trouver dans Spener l’homme qui pourrait les convaincre de mener une vie plus sobre et plus conforme à ses propres convictions, au service de la communauté. Et Spener dont les prêches commençaient à faire de plus en plus d’auditeurs, sinon de convaincus, dans la classe noble qui était celle des officiers de l’armée et des propriétaires terriens, allait donner l’impulsion à la formation et à la diffusion de cercles de discussions autant dans les Eglises que parmi les fidèles, en dehors de l’autorité traditionnelle du clergé de l’Eglise Luthérienne.

L’un des disciples de Spener, Herman August Francke, allait en mettre en pratique l’idée principale, celle de la mission dévolue à chaque individu, homme ou femme, d’entreprendre tout ce qui pourrait être bénéfique pour la communauté. Il allait ainsi créer à Halle une école d’enseignement professionnel réservée à l’éducation des enfants issus de familles pauvres, où ils pourraient apprendre un métier manuel, qui plus tard leur permettrait de vivre honnêtement dans la liberté et la dignité, sans recourir au crime, à la mendicité, ou au vice. Pour ce faire il obtint des subventions de la part de riches particuliers, puis de l’Etat lui-même et fit vendre des bibles écrites dans ses écoles.

Cette école eut un tel succès qu’au bout de quelques années, elle englobait plusieurs établissements, et elle devait finalement se transformer en université, la célèbre université de Halle, qui servirait de creuset à une nouvelle classe sociale, celle de la bourgeoisie éduquée.

Mais Francke ferait aussi bien des émules, son modèle d’écoles allait s’étendre à d’autres villes, subventionnés par des fonds privés. Il allait en effet avoir l’idée révolutionnaire pour l’époque de vanter son initiative et de diffuser les résultats de ses écoles en dehors de son propre pays, et il recevrait ainsi des fonds à partir d’autres pays protestants, qu’ils fussent ou non allemands, en particulier d’Angleterre et de Suède.

Le piétisme fait accéder la Prusse à la modernité

L’un des résultats les plus remarquables de ce mouvement serait toutefois son impact sur les valeurs partagées de la population, autrement dit sur les mentalités; la naissance cesserait dès lors de constituer le discriminant principal de la hiérarchie sociale, le travail au service de la communauté deviendrait aussi important. Des notions comme le mérite personnel avaient acquis ainsi droit de cité, y compris chez la noblesse, en particulier le corps des officiers qui ne s’était jusque là distingué que par son intempérance et son indiscipline, et qui formerait ainsi un corps discipliné dévoué et fidèle à la Couronne de son propre pays, qui ferait ses preuves sur le terrain, en hissant son pays au rang de puissance européenne. Et un corps de fonctionnaires de toutes origines sociales bénéficieraient de la formation adéquate afin d’encadrer les services de l’Etat, et seraient recrutés en fonction de leur mérite, permettant entre autre à la Justice de passer sous son égide.

L’école de Halle fait accéder la Prusse aux Lumières. 

La Prusse a donc accédé à la modernité avant les Lumières, et ce, en partie grâce au Piétisme dont celles-ci se sont inspirées. C’est à partir de l’inquiétude métaphysique du Roi Fréderic Guillaume issue du protestantisme, et de celle de Spener, que la pensée éminemment laïque et rationnelle d’Emmanuel Kant put se développer. Et l’exemple du courant piétiste issu du XVIIIe siècle constitue la preuve qu’à un moment où l’Etat ne soit plus préoccupé que par la réalisation de ses équilibres financiers et la recherche de ressources budgétaires, et alors que l’éducation et la santé ne sont plus considérées que comme des charges dont l’autorité publique doive se débarrasser, l’œuvre charitable peut constituer une alternative au moins provisoire, même partielle, à l’abandon des classes pauvres de la société de tout espoir de promotion sociale par l’enseignement laïc.

Medersa de Regueb : école pour les pauvres financée par des riches!

C’est justement ce désespoir qu’avait démontré l’affaire de la Medersa de Regueb, ou son corollaire, les écoles dites coraniques. Il est apparu qu’il existait en Tunisie des écoles pour les pauvres, subventionnées par des institutions privées, telles que des associations, des Ong, des réseaux de solidarité, ou de riches particuliers. Et c’est au nom de la charité musulmane, qu’elles ont été établies, afin d’accueillir les enfants dont les parents ne pouvaient plus s’acquitter de frais de scolarité élevés, quand ils ne croyaient pas, ainsi qu’on le leur avait suggéré, dans les programmes «impies» ayant cours au sein de l’école républicaine laïque.

L’école laïque impie ? Cette idée a une histoire; elle avait surgi quand Bourguiba l’avait instaurée et avait supprimé l’enseignement de la Zitouna. Pourtant c’est bien l’école laïque qui avait assuré la promotion sociale de plusieurs générations de tunisiens.

Sur un autre plan, croire que la charité n’existe pas en Islam serait autant inexact qu’injuste; c’est la seule religion révélée qui a institutionnalisé l’aumône sous forme de «zakat», la faisant passer de la sphère privée où elle ne dépendait que de la conscience personnelle du fidèle, vers la sphère publique, et en faisant ainsi une obligation dont l’Etat est redevable pour la distribuer aux pauvres.

Mais l’enseignement charitable en Tunisie, qui a été instauré avec l’arrivée d’Ennahdha sur la scène publique, si on en juge d’après les commentaires de ses cadres et de ses militants, après l’affaire de la médersa coranique, n’avait pas pour objectif d’aider les pauvres à apprendre un métier pour subvenir à leurs besoins, mais, eu égard à l’expérience pakistanaise, de former des prêcheurs, fins connaisseurs du Coran, de la jurisprudence islamique, et rompus à l’art de la rhétorique.

Des écoles qui préparent les élèves à rompre avec leur société

Autrement dit, le but avoué de ces écoles dites coraniques est de former un véritable clergé, c’est-à-dire des gens incapables de subvenir à leurs propres besoins par un travail qu’ils auraient appris, qui vivent de l’influence qu’ils exercent sur les fidèles et des subventions, et qui sont chargés d’encadrer la société, et de la ré-islamiser selon les principes d’Abul Aala El Mawdoodi, quitte à trahir l’enseignement de l’islam, interdisant toute professionnalisation de la foi et tout clergé.

Il s’est avéré que ces écoles là préparaient aussi à la rupture par les élèves de tout lien entretenu avec leurs propres concitoyens, leur pays, on en a déjà mesuré les conséquences en Syrie, en Irak, et ailleurs. Et naturellement, elles assureraient à un seul parti politique, une base électorale fidèle et disciplinée, et des militants capables d’encadrer tout mouvement populaire issu de la rue.

Il faut donc faire la part des choses. L’Etat s’étant en partie retiré du champ de l’éducation, il n’y a désormais plus d’alternative à l’enseignement privé, et pour les pauvres, à celui subventionné par la charité, du moins en partie.

Le problème est que ce désengagement partiel a créé un vide qui a été rempli par des institutions opérant au nom de la charité musulmane, dans un but clairement politique. Il est plus que jamais nécessaire de ne pas abandonner les pauvres seuls face à ces entreprises là parce que dans quelques années il y aura dans le pays un scénario syrien. Mais il est nécessaire de ne pas condamner l’enseignement issu de la charité.

Chaque année, près de 10.000 tunisiens déboursent la bagatelle 1.200 millions de dinars pour s’acquitter de l’obligation du pèlerinage, conditionnée, selon les termes mêmes du Coran, par la possibilité de le réaliser. Dans un pays traversant la grave dépression économique, que nous connaissons tous, cette manière de procéder ne relève pas de la religion, mais de la flagornerie. Pourquoi cet argent là ne subventionnerait il pas les écoles qui à l’instar de celles qui ont été établies par Franck en Prusse, au XVIIIe siècle intégreraient par le biais de l’enseignement professionnel les enfants issus des familles pauvres dans le circuit économique?

Si nous autres musulmans avons perdu le véritable sens du devoir religieux, au point de confondre enseignement et terrorisme, peut-être devrions-nous nous inspirer des expériences d’autres peuples, pour retrouver le droit chemin. Entre Francke et Mawdoodi, le plus musulman n’est pas celui qu’on croit.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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