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La Tunisie et l’islam politique, entre sérum, courriers et mots empoisonnés

On ne pourra raisonnablement pas remporter le combat contre le terrorisme lorsque l’Etat est noyauté par des personnes qui défendent ses mêmes thèses et qui trouvent une quelconque justification à ceux qui y recourent.

Par Dr Mounir Hanablia *

Ces jours-ci on a évoqué, entre autres, dans la tragique affaire du centre de maternité et de néonatologie Wassila Bourguiba de l’hôpital Rabta, à Tunis, la possibilité de sérum infecté.

D’aucuns n’ont pas bien sûr manqué de rappeler que 2 ministres du parti Ennahdha avaient été à la tête du ministère de la Santé mais personne n’a évoqué l’empoisonnement volontaire du sérum des bébés, et c’est tant mieux, car dans la course à la vérité, il est difficile de courir plusieurs lièvres à la fois. Il est toutefois difficile de savoir si ce qui a choqué le plus les membres du parti de Dieu, que ce soit les causes du décès, ou bien les boîtes en carton. Mais on ne peut jamais se mettre dans la peau d’un Saint.

La stratégie du déni des milieux piétistes

Pourtant, dans la glissade vers l’horreur, le pays vient de franchir un nouveau palier. Des lettres renfermant des substances toxiques et adressées à des personnalités auraient été interceptées par les services de sécurité, selon le ministère de l’Intérieur, qui a accusé les terroristes d’en être les auteurs. Quoique la nouvelle ait été largement diffusée, l’usage du conditionnel s’impose, parce que l’un des imams les plus connus pour le mordant de ses prêches (Bechir Ben Hassen, Ndlr) a évoqué la possibilité que ce ne soit là qu’un coup monté, sans en préciser bien sûr l’auteur, ou l’objectif.

En général, l’usage de produits toxiques en dehors du milieu industriel ou minier, où il impose une protection adéquate, ne peut être qualifié de coup monté, que dans la mesure où, au-delà de son objectif apparent, qui est celui de tuer, il en poursuive un autre. Mais cet imam, habituellement prolixe, a refusé d’en dire plus. Et après les avoir excités, il a appelé ses partisans à garder leur calme et à respecter leurs contradicteurs.

Comme depuis plusieurs semaines, un avocat, arguant d’un empoisonnement volontaire au polonium, a demandé à ce que ses soins soient pris en charge par l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’affaire des lettres ne peut plus être considérée comme un simple canular, pour peu qu’elle puisse encore constituer un coup monté.

Il faudrait donc savoir à qui ces lettres avaient été adressées, et pour le moment, l’information semble relever du domaine de la confidentialité de l’instruction judiciaire. On a évoqué des personnalités politiques, syndicales, ainsi que des journalistes. Et si on accorde crédit aux déclarations du ministère de l’Intérieur, l’autre question serait bien sûr de connaître le moyen utilisé pour intercepter ces lettres piégées avant qu’elles n’arrivent à destination. Mais ce serait sans doute naïf de demander aux milieux sécuritaires de révéler les identités de leurs sources. Et le ministère refusant de dévoiler l’identité des personnes visées, on ne peut non plus l’accuser à priori de poursuivre un but politique à travers cette affaire; même si le fait de l’avoir liée au terrorisme, qui ensanglante le pays depuis des années, est en lui-même politiquement significatif, et peut signifier que le but en était de répandre la terreur, et de semer le chaos dans le pays.

Des raisonnements justifiant, indirectement, le terrorisme

Est-ce à l’usage politique qui en serait inévitablement fait contre un certain courant politique, que se référait l’homme de Dieu? Dans ce cas, il aurait peut-être mieux valu pour lui de qualifier ses soupçons de provocation, plutôt que de coup monté, qui renvoie plus à celui de machination. Mais quoiqu’il en soit, il a clairement fait comprendre qu’il ne croyait pas en la thèse du ministère de l’Intérieur, ou, à tout le moins, qu’il en doutait. Il ne s’agit pas d’un déni formel, mais cela y ressemble.

Déni ? il y a peu, on a vu comment dans l’affaire de la médersa de Regueb, certains milieux piétistes, gravitant autour d’un parti politique, avaient nié la thèse officielle corroborée par des juges, des députés et des personnalités de l’information, selon laquelle les enfants avaient subi des sévices physiques et psychologiques et un conditionnement au terrorisme, et ils s’étaient prévalus de l’autorité de parents niant l’évidence, pour le faire.

Il semble donc que dans certains milieux piétistes, la stratégie soit toujours la même, celle de situer toute entreprise terroriste déjouée par les autorités dans le champ du complot visant à éradiquer l’islam du pays, qui selon eux n’a pas cessé depuis 1956, date de la promulgation du Code du statut personnel, et de s’y opposer, par le déni, même contre toute évidence. C’est pourtant une attitude contre-productive parce que, si elle n’établit pas formellement le lien entre le terrorisme et les milieux piétistes, elle ruine l’autorité morale dont, au nom du respect de la religion, ils pourraient être encore crédités, en les faisant apparaître comme des menteurs, sans aucun respect pour les valeurs qu’ils prétendent défendre, et elle les situe d’avantage en marge de l’opinion publique du pays.

Pourtant, un député n’a pas hésité à établir ce lien avec son propre parti politique, en qualifiant le projet de modification du Code du statut personnel, actuellement en discussion, d’encouragement au terrorisme.

En effet, le projet, établi par le Président de la République, prétend, au nom des Droits de l’Homme, accorder aux femmes les mêmes parts d’héritage qu’aux hommes, ce que les piétistes récusent, au nom de son incompatibilité, autant avec la Constitution du pays, qu’avec le texte et la lettre du Coran.

On peut certes s’opposer à ce qui n’est autre qu’un projet de loi, cela relève du respect de la démocratie et de la liberté d’expression. Mais le fait d’arguer du risque, en l’adoptant, d’exposer le pays à une vague de terrorisme, laisse perplexe. Pour peu qu’on considère ce type de raisonnement comme étant digne d’intérêt, les exemples du Pakistan, et de l’Arabie Saoudite, où la chariaâ est appliquée, le disqualifient d’emblée en prouvant, à tout le moins, qu’il n’en est rien.

L’Etat tunisien piégé par les mécanismes démocratiques

En admettant que les terroristes combattent pour l’application de la chariaâ, la solution serait donc de se soumettre à leurs revendications. C’est un raisonnement qui en tout premier lieu accorde une justification aux motivations du terrorisme, dès lors qu’il en considère l’origine, comme la non-application de la chariaâ, et qui, d’autre part, en rejette la responsabilité sur tous ceux qui agissent en instaurant des lois incompatibles avec la lettre du Coran.

Autrement dit, la solution du problème du terrorisme serait l’instauration d’un Etat théocratique. Mais s’il ne s’agit là que d’une simple argumentation à visée politique, on peut en déduire qu’un certain parti politique s’en sert pour mobiliser sa base électorale, dans un combat soi-disant au nom de la défense de l’islam. Et ce que veut dire ce député pourrait se résumer ainsi : «Notre parti politique constitue, dans le combat pour la défense de l’islam, l’alternative au terrorisme, particulièrement sur cette question cruciale de l’égalité successorale, où l’adoption de lois impies pourrait apporter la preuve, pour quelques uns d’entre nous, que le combat politique étant vain, il ne resterait d’autre forme de combat que le terrorisme».

Il s’agit bien sûr d’un raisonnement dangereux, qui ne voit, dans le parti politique islamiste et le terrorisme, que les deux faces d’une même monnaie. Autrement dit, pour les citoyens normaux que nous sommes et qui, tout comme Omar Ibn El Khattab et Ali Ibn Abi Taleb, n’ont jamais considéré le Coran comme la source unique et immuable du Droit, le seul choix qui s’offre à nous, en acceptant sous le couvert de la démocratie, la coexistence pacifique avec des partis politiques islamistes, c’est celui entre l’islamisation par les médersas qui prônent chez les enfants un enfant de type Daech, ou bien entre celui des attentats terroristes, et du scénario syrien ou algérien, pour nous l’imposer, ainsi que semble le suggérer ce député, concomitamment avec l’envoi des lettres toxiques.

L’Etat dans ce pays se trouve face à un paradoxe, celui d’une part d’être confronté à une guérilla terroriste dont le but est la constitution d’un Etat théocratique par la lutte armée, et d’autre part d’englober en son sein un parti politique qui soutient les mêmes arguments utilisés par ces terroristes en leur accordant un certain bien-fondé, si ce n’est un bien-fondé certain, et qui clairement en poursuit les mêmes objectifs, mais selon des moyens différents, politiques et pacifiques.

La colossale erreur d’autoriser un parti ennemi de la démocratie

Entre ces deux extrêmes se situe un troisième courant, celui nommé, faute de mieux, piétiste, qui est celui de la masse de manœuvre électorale, constituée de citoyens ordinaires pieux encadrés dans les mosquées par des imams, propagandistes zélés, qui jettent systématiquement le doute et la suspicion sur toute information, couverte du sceau de l’autorité de l’Etat, ou issue du champ médiatique, même vraie et réelle, dès lors qu’elle ne cadre pas avec une certaine vision politique ayant cours autant dans le jebel, que sur les bancs du parlement où elle empêche l’adoption des lois qui libéraient le pays de son emprise.

Il faut donc admettre d’abord la pleine mesure de la colossale erreur qui a été faite par ceux qui en sont responsables, en accordant à ce parti politique ennemi de la démocratie et de la liberté, la possibilité de se développer, afin d’instaurer un système aux antipodes de celui dont il tire actuellement profit.

On ne pourra raisonnablement pas remporter le combat contre le terrorisme lorsque l’Etat sera noyauté par des personnes qui défendent les mêmes thèses et qui trouvent une quelconque justification à ceux qui y recourent, et lorsque ces thèses sont diffusées à travers les fidèles par des imams politiquement alignés.

L’avenir du piétisme ne se situe pas dans la politique, ou dans le terrorisme, mais dans le combat pour aider les pauvres à vivre d’un métier honorable dans la sécurité et la dignité.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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