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Affaire des «gardes» français à Ras Jedir : Poivre, sel, et fil blanc…

Abdelkrim Zbidi/Olivier Poivre d’Arvor.

La France est un grand pays ami, impliqué dans le jeu d’échecs international qui se joue en Libye, dont l’enjeu est le pétrole. C’est aussi un créancier de la Tunisie. C’est entendu ! Mais la souveraineté et les intérêts de la Tunisie ne doivent pas être négociables.

Par Mounir Hanablia *

Il y a quelques jours, les services douaniers et la police des frontières du poste de Ras Jedir ont arrêté un groupe d’une dizaine d’étrangers, en provenance de Libye, de nationalité française, munis de passeports diplomatiques, qui circulaient dans trois véhicules et qui transportaient dans leurs bagages des armes et du matériel de transmission.

Ce détachement armé a remis aux autorités tunisiennes les armes en sa possession, mais la fouille des véhicules a permis d’en découvrir d’autres dissimulés, sans qu’ils n’eussent été ni déclarés, ni à fortiori remis aux forces de sécurité tunisiennes.

Dans le même temps, un commando armé, faisant partie d’une mission européenne, en Libye, ainsi qu’on l’a su plus tard, et constitué de personnes de nationalités étrangères, arrivés dans des canots de type Zodiac, a débarqué sur une plage de Djerba, où il a été pris en charge par les forces de sécurité tunisiennes.

L’armée tunisienne, gardienne de la souveraineté nationale

C’est en tous cas ce qu’a annoncé le ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi, l’armée étant, depuis l’instauration de l’état d’urgence, responsable de la zone frontalière, et disposant de l’autorité sur les services civils chargés de la surveillance et de la sécurité du pays.

Le ministre de la Défense, qui s’était opposé en 2012 à toute intervention armée des Marines lors de l’affaire de l’ambassade américaine de Tunis, a une nouvelle fois prouvé qu’il ne transigeait pas avec les prérogatives inhérentes à sa mission, à savoir l’exercice de l’autorité de l’Etat sur toute parcelle du territoire national relevant de sa souveraineté, et la protection de l’intégrité du pays. Mais en informant de l’affaire l’opinion publique, il s’est estimé cette fois libre de ne pas faire jouer la sacro sainte règle de la raison d’Etat qui en général couvre ce genre de faits d’un voile ténébreux.

Ceci mérite d’autant plus d’être souligné que la France est considérée par l’Etat tunisien comme un pays ami et allié, sur l’aide duquel il a pu souvent compter, particulièrement lors de l’attaque de Gafsa en 1980 par un commando venu de Libye avec quelques complicités algériennes… et tunisiennes. Et on serait en droit de penser qu’au plus haut sommet de l’Etat tunisien, tout serait fait pour n’occasionner aucune gêne à l’ami, au partenaire, au complice français, concernant des relations où le secret serait toujours de mise.

Le jeu de la France sur l’échiquier libyen

Cette fois, pourtant, cela n’a pas été le cas, et l’ambassadeur de France à Tunis a dû monter au créneau pour fournir une explication exonérant son pays de toute faute, tout en assumant la crédibilité de la version tunisienne.

L’ambassadeur, rappelant tout d’abord que les problèmes sécuritaires identiques obligeaient les deux pays à coopérer, et qualifiant les remous provoqués par l’affaire de vaine polémique issue de pures spéculations et d’informations incomplètes, a assuré que ce «groupe» était constitué par des gardes chargés de la protection de l’ambassade de France à Tripoli, que l’évolution de la situation en Libye a obligés à se replier sur la Tunisie, à la suite du déclenchement des combats autour de Tripoli, entre l’armée du Maréchal Haftar, le Tchang Kai Chek libyen, venue de Benghazi, d’un côté, et les milices islamistes de Zentan, Gharian et Misrata, de l’autre, alliées de la France par la grâce de Bernard-Henri Lévy.

Les gardes auraient donc voulu éviter d’être pris au piège, peut-être face à l’intensification inattendue des combats, que même le Quai d’Orsay, pourtant bien renseigné sur tout ce qui se passe en Libye, n’aurait pas prévue, mais il semble qu’à Tripoli, dont elle avait reconnu le gouvernement, à tort ou à raison, la France soit désormais accusée de fournir des armes à Haftar, tout comme elle l’est au Yémen, de le faire au bénéfice des Saoudiens. Pourquoi dans ces conditions ont-ils choisi la route?

Selon l’ambassadeur, c’était la voie d’évacuation opportune, on n’en saura donc pas plus. Et si on en arrive à la conclusion de la version française, tout se serait déroulé dans le respect des normes diplomatiques en vigueur. Il faut donc en croire que, dans un pays où depuis la chute de Kadhafi, la France entretient d’excellentes relations avec les différentes factions, le personnel et les gardes de son ambassade n’eussent pas pu être évacués par air ou par mer à partir de Tripoli, et qu’ils aient été obligés de parcourir près de 100 kilomètres de route, en étant armés, et en disposant d’un matériel de transmission et de communication, jusqu’à la frontière tunisienne, au risque d’être attaqués et dépouillés par des forces hostiles.

Si la version fournie par l’ambassadeur s’avérait juste, on comprendrait donc en effet pourquoi les Français auraient préféré évacuer de leur ambassade et discrètement, tout ce dont ils n’eussent pas désiré faire courir le risque d’être livré à l’indiscrétion d’autrui, vers un pays considéré comme ami et sûr, la Tunisie.

La Tunisie dans le jeu d’influence des puissances

Les Tunisiens étaient-ils au courant de cette arrivée inopinée? Selon l’ambassadeur, l’évacuation s’est déroulée en étroite collaboration avec les autorités tunisiennes qui ont été informées en temps réel de la progression du convoi français. Autrement dit, les autorités françaises auraient fait confiance aux autorités tunisiennes en les prévenant à l’avance de l’arrivée des gardes, en leur faisant ainsi courir le risque d’être victimes d’indiscrétions, aux conséquences potentiellement graves; mais cette confiance ne semble toute fois pas été suffisante au point de remettre à la sécurité tunisienne la totalité des armes en leur possession. Mais les déclarations du ministre tunisien de la Défense sont là pour démentir un récit qui ne manque pas sel cousu tout en étant cousu de fil blanc.

Mais qui aurait été capable de renseigner les Tunisiens sur les armes cachées à l’intérieur des véhicules français et aurait eu intérêt à le faire? Les candidats ne manquent pas; à commencer par les Italiens, dont l’amicale hostilité à l’encontre des Français depuis l’arrivée de M. Salvini au pouvoir n’est plus à démontrer, ou bien les Américains dont les ambitions de supplanter la France en Afrique ne sont plus un secret pour personne…
Mais il se pourrait aussi qu’au sein même de l’Etat tunisien, d’aucuns ne jugeassent pas d’un bon œil la collaboration des Français avec les milices islamistes de Libye, pour autant qu’ils estimassent qu’elles constituassent la profondeur stratégique du parti islamiste Ennahdha et des jihadistes tunisiens.

C’est sans doute une telle vision des choses qui a poussé l’Etat tunisien à une collaboration militaire que l’on dit plus qu’étroite avec les Américains, et dont on ne connaît certains détails que par le biais d’indiscrétions issues de la presse américaine; on a évoqué des bases de drones armés chargés d’éliminer les groupes terroristes comme cela a été fait au Yémen, et au Pakistan, mais l’Etat tunisien n’a jamais confirmé. Et ces derniers temps, on a évoqué des manœuvres militaires dans le Sud, cette fois par la presse tunisienne. Or l’affaire Baghdadi Mahmoudi avait révélé que l’Etat tunisien s’impliquait désormais parfois, et pas de la meilleure manière, dans les affaires internes de ses voisins, et que cela pouvait avoir des répercussions, au moins sur le plan local. On a vu combien tous les adversaires de la Troïka, l’ancienne coalition dominée par les islamistes ayant gouverné la Tunisie de janvier 2012 à janvier 2014, y avaient trouvé matière à renforcer leur opposition.

Bourguiba et le principe de la souveraineté nationale

Il y va aussi de certains principes hérités de Bourguiba, quoiqu’en disent ses détracteurs, relatifs à l’indépendance nationale, qui devraient être immuables, mais dont malheureusement il semble qu’ils ne soient plus autant respectés. Bourguiba disait qu’on ne choisissait pas ses voisins. Et il a toujours été soucieux de ne pas se mêler de leurs affaires internes, en s’opposant à toute installation armée permanente d’une puissance étrangère sur son territoire, évitant ainsi que son pays ne constituât le point de départ d’une agression contre leur souveraineté.

Ce principe a néanmoins déjà été violé lors de l’affaire de l’ambassade américaine de Tunis lorsque l’Etat tunisien a créé un précédent fâcheux en consentant à rembourser la partie victime, par la cession définitive de la souveraineté sur le terrain de l’institution objet de l’attaque, et le parlement a entériné la loi de cession.

Il s’agit là de l’une des pages les moins glorieuses de l’alliance Ennahdha-Nidaa, et on peut se demander à juste titre si la Cour Constitutionnelle ne l’aurait pas invalidée si elle avait siégé dans ses prérogatives. Mais ainsi que tout le monde le sait, la majorité parlementaire s’obstine depuis cinq ans à ne pas en élire les membres; on en constate de plus en plus les effets.
Pour en revenir à l’affaire de Ras Jedir, on peut certes se montrer soucieux de protéger son propre pays par le biais de pactes de défense avec des puissances amies. Mais les intérêts de ces puissances, souvent très versatiles, ne seront jamais confondus avec les nôtres. Et on a vu comment l’Administration américaine actuelle a pris le contre-pied des positions de l’Administration précédente, particulièrement dans le domaine des relations internationales.

Faudrait il donc qu’au nom de l’amitié, le territoire tunisien constituât une base de départ ou de repli à des actions armées secrètes dans un pays voisin, quel qu’il soit, menées par une tierce puissance?

Ce serait non seulement contraire à la notion de souveraineté nationale, mais aussi à celle de l’intérêt du pays; outre que cela pourrait contribuer à l’instauration d’inimitiés durables, dont il faudrait assumer le coût de la proximité géographique, l’implication dans les conflits locaux extérieurs, pour peu de bien savoir miser sur le vainqueur, ne manquerait pas d’avoir les mêmes conséquences dont comme par hasard le pays souffre déjà : endettement massif, économie criminelle, trafics de tous genres…

Espionnage, immunité diplomatique et dignité nationale

Comme par hasard, il y a trois semaines, un diplomate tunisien chargé de mission de l’Onu sur l’enquête à propos du trafic d’armes en direction de la Libye a été arrêté pour espionnage et détention illégale de documents secrets; la justice suit son cours. Le journal britannique ‘‘The Guardian’’ qui a, il y a quelques jours, relaté cette affaire s’est interrogé sur la légalité de la violation de l’immunité diplomatique du personnel de l’Onu, dénoncée par son secrétaire général, et sur les raisons qui ont poussé les autorités tunisiennes à risquer ainsi de se mettre au ban de la communauté internationale.

Dans ce contexte, l’affaire des «gardes» français de Ras Jedir prend un relief particulier. Mais il est à cet égard remarquable et rassurant qu’au plus haut sommet de l’Etat tunisien, le ministre de la Défense continue, envers et contre tous, de se battre au nom des mêmes principes de dignité qui avaient animé la lutte de libération et mené à la souveraineté et à l’indépendance nationales.

La France est un grand pays ami, impliqué dans le jeu d’échecs international qui se joue en Libye, dont l’enjeu est le pétrole. C’est aussi un créancier. C’est entendu ! Mais la souveraineté et les intérêts de la Tunisie ne doivent pas être négociables.

  • Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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