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Bloc-notes : Débaptiser Aleca en Alecca pour un accord plus juste

L’accord Aleca de libre-échange prétendument complet et approfondi (Aleca) ne l’est nullement, étant en plus injuste. La Tunisie n’a intérêt à le signer qu’en le débaptisant Accord de libre échange et de circulation complet et approfondi (Alecca), y intégrant le libre mouvement humain sous visa biométrique de circulation.

Par Farhat Othman *

Le réel ayant ses racines dans l’inconscient humain, c’est l’imaginaire qui conditionne notre vision des choses. Et il est régi par des images mentales qui se révèlent être une clef nécessaire en cas de blocage quelconque au niveau de la conscience, tel celui en vigueur quant aux rapports internationaux.

Ceux-ci, déjà déséquilibrés, injustes et obsolètes, ne servent que les intérêts du pays du Nord; or, ils ne sont pas moins présentés comme inévitables, non seulement par ceux qui en profitent, mais aussi leurs victimes, les responsables des pays du Sud. C’est que leur imaginaire est conditionné par les concepts éculés dont on se leurre sur la pertinence, tels ceux de souveraineté ou de frontières. Aussi en fait-on des tabous au bonheur de qui en use et abuse au strict service de ses intérêts propres.

Négociation en forme de reddition

L’exemple le plus typique en la matière est cet accord parfaitement injuste et léonin que l’Union européenne (UE) veut forcer la Tunisie à signer bien que ses retombées négatives pour la Tunisie soient par trop évidentes.
Pourtant, ce ne sont pas que ses bénéficiaires, les pays européens, qui agissent à le faire aboutir; certains de nos responsables le font aussi, ne songeant point à leur peuple qui en sera gravement lésé. Ce qui ne fait que confirmer la déconnexion avérée de ces responsables — se révélant être irresponsables — des intérêts de leurs compatriotes qu’ils sont censés servir.

C’est le cas de nos négociateurs dudit accord, lesquels s’alignent d’office, contre toute logique, sur les positions de la partie opposée dont ils sont supposés, ne serait-ce que pour le principe de bonne gouvernance de la négociation, ne pas conforter les assertions, mais en contester la validité. Il est ainsi ahurissant d’entendre notre ministre du Commerce, Omar Béhi, nous dire tout le bien qu’il pense de cet accord léonin, ne servant que les intérêts européens, tout comme le précédent de 1995 qu’il estime d’ailleurs avoir été favorable à la Tunisie, contrairement à l’avis général et malgré l’absence encore de sa nécessaire évaluation exhaustive qu’on se refuse de faire pour ne pas dire n’importe quoi.

Quel plus flagrant alignement avons-nous donc de la part de ce ministre sur les exigences européennes; on aurait dit un négociateur de l’UE! Comment alors lui faire confiance pour négocier avec de telles convictions relevant de la reddition aux positions adverses, dont on ne fait que soigner la forme? N’est-ce pas bien le cas quand M. Béhi, faisant état du «rejet de la société civile et des différents syndicats avec lesquels un dialogue doit être établi», affirme la nécessité d’une «bonne communication pour démontrer que l’accord est favorable à la Tunisie (que) personnellement je pense qu’il l’est, comme j’ai toujours pensé que l’accord de 95 l’a été»?

Il est vrai qu’on n’est pas à une aberration près, puisque ces négociations ne relèvent pas de la responsabilité directe de la diplomatie tunisienne qui, bien que ronronnant aujourd’hui au rythme de son principal chef, le vieux de Carthage, ne compte pas moins des talents avérés, même si d’aucuns en ont été écartés, auxquels on ne fait pas ou plus appel. Car ils sont bien en mesure de sauver leur honneur aux actuels négociateurs tunisiens, mettant fin à leur honteuse reddition aux thèses européennes, démontrant qu’en l’état l’accord n’est ni complet ni approfondi, sauf dans l’injustice faite à la Tunisie.

Accord complet et approfondi dans l’injustice

Il est bien temps pour la Tunisie d’en finir avec une telle démission de ses négociateurs, qu’aggrave la désinformation l’accompagnant de part et d’autre, surtout de la part de la partie la plus forte, l’Union européenne autrement mieux outillée que notre pays, ne lésinant sur aucun moyen pour arracher, vaille que vaille, la conclusion de l’accord scélérat tel qu’il est.

C’est, par exemple, ce que fait l’ambassadeur de France, Olivier Poivre d’Arvor qui, lors d’un récent débat organisé par la chambre de commerce tuniso-française, a plaidé la cause de cette honte d’Aleca, soulignant la colère de Bruxelles contre les restrictions tunisiennes à l’importation et sa hâte à voir se conclure les négociations d’adhésion à l’accord ainsi qu’elle l’impose. J’emploie bien le verbe peu diplomatique d’imposer, car l’UE estime ne rien devoir changer à sa copie, se prévalant, comme le rappelle d’ailleurs M. Poivre d’Arvor, de sa conviction de faire déjà plus que le maximum avec la Tunisie. Et elle ose même culpabiliser notre pays, ainsi que le fait le diplomate français lorsqu’il affirme: «Nous avons, nous les Européens, un petit sentiment d’incompréhension. Tout laisse à penser que la belle histoire entre l’Europe et la Tunisie peut être gâchée malgré les efforts de l’Europe comme les dons de 300 millions d’euros qui n’existent nulle part…»

Voilà qui ne laisse nul doute sur les intentions vénales de nos supposés partenaires privilégiés! L’Europe n’a cure de l’injustice que fait l’accord au peuple de Tunisie; elle n’a en bouche que sa manne financière et entend l’utiliser pour imposer son diktat, oubliant du coup ses privilèges exorbitants dans le pays. Comme si notre pays ne doit être qu’un souk où tout peut et doit s’acheter au prétexte que l’Europe fait ce qu’elle peut, comme avec cette reconversion de dettes du montant — somme toute bien ridicule par rapport à ce qui peut être fait — de 4 millions d’euros pour l’hôpital de Gafsa ! Écoutons encore ce que dit l’ambassadeur français: «Vous dites que c’est inférieur aux dons reçus par la Grèce, mais vous ne faites pas partie de l’Europe non plus. Nous ressentons le renfermement de la Tunisie sur elle-même, or l’investisseur a besoin de se sentir accueilli.»

Faut-il rappeler à M. Poivre d’Arvor que la Tunisie est tout autant en Europe que la Grèce, puisqu’elle en dépend informellement et en tous points similaires, sans toutefois les droits d’un État membre. Pourquoi donc l’Europe ne propose-t-elle pas un tel statut à la Tunisie pour rendre formel l’informel et avoir ainsi satisfaction de ce à quoi elle aspire : un espace plus grand pour ses intérêts? N’est-elle pas déjà en Tunisie? Pourquoi donc la Tunisie ne serait pas aussi en Europe au temps où les frontières physiques ne comptent plus? Certes, l’UE peut toujours dire que c’est à la Tunisie de faire le premier pas; mais on sait ce que cela sous-entend.

La libre circulation humaine pour un accord plus juste

Aujourd’hui, en un monde globalisé, il ne faut ni parler de souveraineté ni de nouvelle colonisation, les rapports internationaux étant par définition interdépendants, que cela génère ou non un nouvel impérialisme. Il ne faut pas, non plus, se suffire du discours éculé, comme l’a fait notre ministre précité, sur les relations historiques et de partenariat privilégié. Bien mieux, nous contestons les propos de M. Béhi quand il prétend qu’«au-delà de la proximité et de l’Histoire, la France et la Tunisie ont la même vision du monde et de l’individu en tant qu’entité».

Cette affirmation relève, au mieux, du vœu pieux; les faits la contredisent. Il est vrai, pourtant, tout concourt à ce qu’il y ait communion de part et d’autre de la Méditerranée dans une pareille vision; toutefois, cela suppose des actes concrets et courageux. Outre l’intégration à terme de la Tunisie à l’UE, s’impose l’ouverture des frontières à une libre circulation humaine se faisant sous visa biométrique de circulation, outil fiable, absolument respectueux des réquisits sécuritaires.

C’est ce que devrait demander notre diplomatie pour agir à bon escient. Qu’elle le fasse donc en osant appeler la partie européenne à débaptiser l’accord en cours de négociation en Alecca, y intégrant la libre circulation humaine ! Cela reviendrait à conforter la position de la Tunisie dont les conditions actuelles à la conclusion de l’inacceptable mouture de l’accord sont insuffisantes : mise à niveau au préalable du secteur de l’agriculture, libre circulation des professionnels des services concernés et libération des quotas. Une telle stratégie minimaliste ne saurait servir les intérêts bien compris du pays, l’accord demeurant non seulement inique et léonin pour les intérêts du peuple, mais immoral aussi et indigne pour un pays se voulant un État de droit et une démocratie.

Que nos négociateurs cessent aussi d’intérioriser la logique de ceux qu’ils ont censés contrer, et qu’ils usent de la meilleure arme qui soit, celle de l’adversaire à retourner contre lui. En l’occurrence, il s’agit bien de la libre circulation des biens et des services qui est l’esprit même de l’accord, mais limité aux marchandises. Or, qui dit libre circulation ou libre-échange, complet et approfondi qui plus est, ne peut pas s’abstenir de l’étendre aux créateurs des biens et services que sont les humains, et commencer même par eux. Pourtant, ils en sont exclus au fallacieux prétextes de mesures sécuritaires incontournables et de mensongers impératifs d’une politique migratoire communautaire qu’ont veut ériger en dogme alors qu’elle a fait preuve de son inefficacité, étant même devenue criminogène. C’est même un dogme à rejeter puisqu’il relève de cet ordre de la modernité devenu désordre.

À ce propos, rappelons que la modernité, qu’on qualifiait de «postmédiévalité», a laissé la place à la postmodernité qui n’est, en quelque sorte, qu’une «rétromédiévalité» avec le réveil des archaïsmes qu’on croyait dépassés, et auxquels on assiste au contact des acquis technologiques les plus sophistiqués. C’est bien ce qui urge au renouvellement de nos concepts de représentation mentale pour une meilleure compréhension de l’histoire en cours. Car il a été largement démontré à quel point est capitale la fonction de la représentation dans la constitution des ordres et des rapports sociaux, l’orientation des comportements collectifs et la transformation du monde social.

Évoquant l’imaginaire de la féodalité, Georges Duby parle de la représentation comme «membrure» et «structure latente», une «image simple» de l’organisation sociale assurant le passage vers différents systèmes symboliques. Aussi, est-il sûr que la représentation que nous nous proposons d’avoir de la frontière et du visa de circulation sera la membrure des rapports internationaux futurs, cette structure latente à activer afin de changer notre image mentale des réalités, agissant utilement et réussissant à les transformer en les refondant dans le sens d’un monde plus solidaire et plus humain, ce que je qualifie de «mondianité».

* Ancien diplomate et écrivain.

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