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Micro-assurance agricole : Pourquoi l’initiative Ahmini n’est-elle pas du goût de l’Union des agriculteurs

En matière de réformes, la tendance des organisations nationales («makhzéniennes») à ne rien entreprendre et à empêcher d’autres de prendre des initiatives réformatrices, souvent salutaires pour des centaines de milliers de Tunisiens démunis, est devenue le moins qu’on puisse dire exaspérante.

Par Khémaies Krimi

À preuve, les réserves formulées, ces jours-ci, par l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap) vis-à-vis de l’initiative Ahmini (protège-moi), une plateforme de micro-assurance sociale révolutionnaire proposée par le startupeur-ingénieur informaticien, Maher Khlifi, avec le soutien du gouvernement et de l’opérateur téléphonique Tunisie Telecom.

Il s’agit de toute évidence d’une innovation majeure en matière de couverture sociale des pauvres. En témoignent ses distinctions aux plans national et international. Soutenu par la Banque mondiale, Ahmini a remporté, en 2017, le prix Andi Fekra (J’ai une idée), concours d’entrepreneuriat lancé par l’opérateur public Tunisie Telecom, et celui du meilleur projet social en Afrique dans le cadre du Social Business Bootcamps, Alinov, en Algérie.

En quoi consiste Ahmini ?

Le principe d’Ahmini se résume dans le fait que les ouvrières agricoles peuvent verser leurs cotisations à distance à travers le téléphone portable. Les abonnements seront par la suite envoyés à la Poste tunisienne qui les transmettra, à son tour, aux services de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM).

«Elles deviennent ainsi affiliées, et ce, sans se déplacer. Le versement peut se faire chez une épicerie partenaire», selon le concepteur de la plateforme, Maher Khlifi. «Pour bénéficier de cette protection sociale, les ouvrières agricoles vont cotiser par simple paiement téléphonique, à hauteur d’un montant fixé entre 0,6 et 0,8 dinar par jour», ajoute la même source.
Bien accueillie par le gouvernement, cette initiative, annoncée, le 8 mars 2019, par le chef du gouvernement Youssef Chahed, à l’occasion de la fête de la femme, a été lancée, officiellement, le 9 mai courant.

L’Utap serait contre le projet

Seulement, quatre jours avant le lancement, le conseil central de l’Utap, réuni les 4 et 5 mai, à Mahdia, a estimé, dans un communiqué, que le programme Ahmini d’intégration de la femme rurale au système de la couverture sociale «ne répond pas aux aspirations et attentes des femmes agricultrices», ajoutant qu’il fallait «réformer le système de la couverture sociale dans le secteur de l’agriculture et de la pêche dans son ensemble au lieu de trouver des solutions provisoires». Le communiqué ajoute que «Les structures de l’Utap sont les plus proches des agriculteurs et des marins pêcheurs, et aussi les plus aptes à attribuer aux agriculteurs et aux marins pêcheurs les attestations nécessaires surtout lors de la présentation de la demande d’adhésion au programme Ahmini».

Le message est on ne peut plus clair. Sans l’Utap, et au regard des pouvoirs qui lui sont conférés par le gouvernement, dont ceux de distribuer en exclusivité le son aux éleveurs et d’octroyer les attestations professionnelles…, ce projet de micro-assurance, fut-il révolutionnaire, ne passera pas ou du moins risque d’être bloqué.

Le non-dit de la position de l’organisation syndicale

Selon certains observateurs avertis, ces réserves de l’Utap ne sont pas fortuites. Elles relèvent de préoccupations électoralistes. Le président de cette organisation, Abdelamajid Ezzar, est connu pour son appartenance au parti Ennhdha. Une de ses principales missions serait, justement, de garantir, le vote des agriculteurs au profit de son parti. En conséquence, il ne peut, en principe, que s’opposer au programme Ahmini, échappant à l’emprise de son organisation, et qui risque de lui délester une bonne partie de cet électorat.

De l’autre côté, conscient de cette manne électorale, le gouvernement de Youssef Chahed, soutenu par les partis Tahia Tounès, Machrou Tounès et, probablement aussi, Nidaa Tounès (clan de Hammamet), a compris, depuis le 8 mars dernier, tous les avantages qu’il peut tirer de cette initiative à fort impact électoral. Aussi a-t-il décidé de la soutenir dans le cadre d’un partenariat entre l’administration publique et la société civile.

Signe de l’engagement du gouvernement en faveur de ce mécanisme de micro-assurance, le jour du lancement de la plateforme Ahmini par Naziha Labidi, ministre de la Femme, de la Famille et de l’Enfance, son collègue au gouvernement, Slim Feriani, ministre de l’Industrie et des Petites et moyennes entreprises, annonce que son département fait don de quelque 1000 téléphones mobiles pour des femmes rurales. Ces téléphones, nécessaires pour l’envoi de la cotisation, ont été distribués gratuitement, pour la première fois, à des femmes paysannes de Testour (gouvernorat de Béja) ayant adhéré au programme de couverture sociale Ahmini. Plusieurs autres ministres, Notamment ceux de l’Agriculture, Samir Taïeb, et du Tourisme, René Trabelsi, ont été chargés de faire la promotion du programme auprès des femmes rurales dans plusieurs régions intérieures. Et tout indique que ce genre d’actions va se poursuivre et s’intensifier.

Ahmini, une innovation universelle, pourquoi pas?

Par delà ces considérations électoralistes, il faut reconnaître que la plate-forme de micro-assurance Ahmini est indéniablement innovante à plus d’un titre. Son grand mérite réside dans le fait qu’elle va contribuer à sécuriser les ouvrières agricoles et de nous faire oublier le drame des «convois de la mort» dont elles sont victimes par dizaines, chaque année.

C’est le moins que l’on puisse faire pour la femme rurale en Tunisie qui contribue – ne l’oublions pas –, à la sécurité alimentaire de la Tunisie alors qu’elle n’a aucune garantie professionnelle, ni protection sociale ni assurance maladie.

L’initiative Ahmini, de par son effet multiplicateur, peut s’exporter dans d’autres pays et peut être comparée, dans une certaine mesure, à la découverte du microcrédit contemporain par le prix Nobel de la paix 2006, le Bengali Muhammad Yunus, avec sa banque des pauvres, Grameen Bank.

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