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Le poème du dimanche : ‘‘Retour à Jaykour’’ de Badr Chaker Assayyab

Badr Chaker Assayyab, né à Jaykour, près de Bassora, le 24 décembre 1926, et décédé dans un hôpital à Koweït, 24 décembre 1964, à 37 ans, des suites d’une longue maladie, est l’une des plus belles voix de la poésie arabe contemporaine.

Poète et traducteur irakien de langue arabe, Essayyab a eu une vie très tourmentée, marquée, dès l’enfance, par la mort de sa mère alors qu’il n’avait que 6 ans. Elle sera très présente dans sa poésie (voir le poème ‘‘Dans la nuit’’ ci-dessous) Auteur de près de cent cinquante poèmes, une œuvre-testament, frappée du sceau de l’universalité, il reste une référence incontestée de la poésie arabe moderne.

Cet ancien militant du parti communiste irakien dont il s’est progressivement éloigné pour se rapprocher des nationalistes arabes, était un spécialiste de littérature anglaise et l’un des fondateurs du vers libre dans la littérature arabe.

Retour à Jaykour

Sur le coursier du rêve
Je suis parti à travers les collines,
Fuyant la ville, ses tournoyantes poussières
Son souk plein de marchands,
Son aube basse,
Sa nuit sifflante et ses passants,
Sa lumière sans couleur,
Son dieu lavé avec le vin,
Sa honte cachée dans des fleurs,
Sa mort glissant sur le fleuve,
Marchant sur ses flots endormis.
Ah, si l’eau se réveillait
Et si la Vierge venait y boire,
Si le soleil blessé du couchant
Venait se rafraîchir, ou s’il se levait,
Si les branches du crépuscule fleurissaient.
Si les maisons de luxure fermaient leurs portes !

Sur le coursier du rêve,
Sous le soleil du levant vert,
Dans l’été généreux et riche de Jaykour,
J’ai marché sur une route longue et sans fin,
J’ai marché entre la rosée, les fleurs et l’eau,
Cherchant à l’horizon une étoile,
Une naissance de l’Esprit sous le ciel,
Une source pour éteindre le feu de la soif,
Un gîte pour le voyageur las.

Jaykour, Jaykour, où est l’eau, où est le pain ?
La nuit tombe, et les guides se sont endormis,
Et la caravane veille, tourmentée par la faim et la soif,
Et le vent hurle, et l’horizon n’est qu’écho
Désert d’on on ne voit pas la route au bout,
Ciel d’une nuit aveugle,
Jaykour ouvre-nous une porte pour entrer
Ou envoie-nous une étoile pour nous éclairer.

Agonie et non mort,
Parole et non voix,
Douleurs de l’enfantement et non naissance,
Qui crucifiera le poète à Bagdad ?
Qui achètera ses deux mains ou ses deux prunelles ?
Qui transformera sa couronne en épines ?
Jaykour, O Jaykour,
Les fils de la lumière
Ont tendu le filet du matin,
Fais avec mes blessures
Un festin aux oiseaux et aux fourmis,
Voici mon pain, vous qui avez faim,
Voici mes larmes, Vous les malheureux,
Voici ma prière, Vous les dévots :
Que le volcan rejette sa lave,
Que l’Euphrate envoie son déluge
Pour que les ténèbres voient le jour,
Et que nous connaissions la miséricorde.
Jaykour, O Jaykour,
Les fils de la lumière
Ont étendu le filet du matin,
Avec mes blessures
Fais un festin aux oiseaux et aux fourmis.

Ce cheval est plus fort que les murailles,
«Le plus fort des coursiers du rêve»,
Le fer est devenu mou,
Et le cortège a été vaincu.
Jaykour, ton passé est revenu.

Voici le chant du coq : le sommeil a fui
Et je suis revenu de mon grand voyage :
Le soleil, père des épis verts
Est comme un pain, derrière les maisons,
Mais sur les trottoirs
Il est plus précieux que l’or.
Et l’amour : « Entends-tu
Ces cris violents ?
Mais que nous importe ?
Abd al –Latif sait que nous… de quoi as-tu peur ?»
Et mon âme s’envola, et le train siffla,
Et des larmes perlèrent à mes yeux,
Et un nuage me porta, et il partit.
O soleil de mes jours, n’y aurait-il plus de retour ?

Jaykour, dors dans la nuit des années.

Traduit de l’arabe par Simon Jargy.

Dans la nuit

La chambre a sa porte close,
le silence est profond,
les rideaux près de ma fenêtre
tombent jusqu’au sol.
Il se peut que la rue
prête l’oreille pour m’écouter,
pour me guetter derrière la fenêtre.
Et mes habits
tels ceux d’un épouvantail planté en plein champ
sont noirs.
La porte close leur a donné une âme.
Elle a enfoui en eux des lambeaux
de sentiments ;
elle va les réveiller de cette mort
qui les tient,
et les voilà prêts à me chuchoter à l’oreille,
dans le silence profond :
«Il ne reste plus un seul ami,
pour venir te visiter
dans la nuit terne,
et la chambre a sa porte close.»
J’ai revêtu mes habits
comme en un rêve
et je me suis faufilé dans la nuit :
viendra certainement à ma rencontre
ma mère
dans cette terre des morts, là-bas, par ses enfants
abandonnée.
Et elle me dira : «Où cours-tu ainsi
en cette nuit aveugle
sans même un ami ?
tu as faim ? Veux-tu goûter avec moi
les caroubes du champ des morts ?
L’eau, tu l’aspireras à brèves gorgées
du sein de la terre.
Ne vois-tu pas dans quel état sont tes habits ?
Prends donc ce bout de drap arraché
à mon linceul !
C’est une étoffe que le temps même
ne saurait user.
C’est Azril, l’Ange de la mort,
qui l’a tissée
et viendrait-elle à se fatiguer
qu’il la raccommoderait ! Allons, viens-t’en
chez moi dormir :
J’ai préparé une place dans ce lit
profond
pour toi, qui m’est plus cher encore
que le désir,
ce désir que les morts conservent du soleil
et de l’onde paresseuse…
ce désir qui attend l’heure
où le chant du coq viendra sonner
à tous les horizons
au jour de la Résurrection !»
Alors je m’en irai par les chemins du rêve
alors je marcherai vers l’ultime rencontre
et celle qui viendra
sera encore ma mère !

Traduit de l’arabe par René R. Khawam.

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