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Ghannouchi et Ennahdha à la recherche de l’oiseau rare, leur captif pour les 5 ans à venir

Pour la prochaine présidentielle, l’oiseleur Rached Ghannouchi, qui régente tout en Tunisie, n’arrêtera pas de chanter pour attirer dans son rets l’oiseau rare qui sera son captif pour les cinq années à venir. Les pigeons se bousculent au portillon.

Par Yassine Essid

Jusqu’à l’interview de Rached Ghannouchi, la semaine dernière sur France 24, la scène politique tunisienne était plutôt terne, aussi plate que les qualités intellectuelles et les identités flottantes ou indéchiffrables de ses protagonistes. Le seul acteur en vue restait le chef de gouvernement, également «zaïm» à ses heures perdues d’un mouvement politique dont il entend faire un instrument de rassemblement et d’unification. Pour le moment, son mouvement vient d’avaler sans déglutition, comme on avale la fumée d’une pipe, Al-Moubadara, un parti réduit à, pratiquement, un seul adhérent : Kamel Morjane.

Youssef Chahed, un rameur forcené à contre-courant

Cependant, Youssef Chahed, qui cultive de plus en plus la posture profondément narcissique d’un futur président de la République, ne s’est jamais distingué par une forte personnalité et encore moins par son franc-parler ni un sens de la répartie. Son peu d’intérêt pour la justice sociale, sa quasi-indifférence à la dégradation des conditions de vie, notamment en matière de salaires et de pouvoir d’achat, sans mentionner le fait qu’il a avait vécu plus d’une année sous la coupe d’un chef d’Etat qui le traitait en subordonné, ne sauraient contribuer à une envolée de popularité aux yeux des Tunisiens.

Parmi les causes majeures de la désaffection du public, son peu d’empressement à aller jusqu’au bout des réformes qu’il avait envisagées au départ, des mesures jugées alors providentielles visant le bien du peuple et le renforcement du pouvoir de l’Etat. Les choses étant ce qu’elles sont, découragé, il s’est mis alors à s’adonner avec constance à son sport favori, l’aviron, ramant comme un forcené dans un océan d’incertitudes pour atteindre un rivage qui, tel un mirage, recule à mesure qu’il avance. Quant à sa prise de distance par rapport à Béji Caïd Essebsi et son entourage, due probablement à un sursaut de conscience et de lucidité, elle demeura sans effet de représailles sur son maintien en fonction grâce surtout à l’intransigeance calculée d’Ennahdha qui d’ailleurs ne rate jamais l’occasion de le lui rappeler.

Nidaa Tounes disputé par deux petits caïds de cité

En matière de pluralisme démocratique il ne reste pas grand-chose des anciens partis. La plupart sont devenues des mouvements recomposés. Certains, très affaiblis, ont perdu tout espoir de retrouver un jour des sièges dans l’exercice du pouvoir législatif. Quant à Nidaa Tounes, aujourd’hui en perdition, il est divisé en deux cartels ennemis sous la férule de deux adversaires sans cervelle devenus l’opprobre de la démocratie. L’un, désormais reconnu par sa domiciliation à Monastir, est dirigé par un petit caïd de cité qu’on avait pris pendant des années pour un faiseur de rois. L’autre tendance, celle de Hammamet, s’est retrouvée sous la coupe d’un moins que rien reconverti en dirigeant politique que seul le mobile de la cupidité gouverne encore. La démocratie autorise tout.

La réalité, pour sa part, n’arrête pas de démentir tous les présupposés historiques et toutes les promesses idéologiques de ces groupes, entraînant une attitude négative du public à l’égard d’une pseudo-démocratie qui a largement entretenu l’espoir des islamistes, tout en frustrant une large frange qui, victorieuse aux élections de 2014, se retrouve dans la perspective d’un scrutin plus qu’incertain quant à la concrétisation de sa conception de la société.

Une famille divisée, des rêves évaporés

Cet émiettement colossal ne contrarie nullement l’idée quant à l’existence de plusieurs partis qui constituent une opposition au projet de société islamiste. Cependant, cette convergence de principe d’alliés ou d’adversaires potentiels, ne suscite aucun débat d’idées, aucune confrontation de programmes, aucun désaccord surmontable par résolution rationnelle. Et pour cause! Tout candidat à l’élection est d’abord appelé à proposer la formule à la fois magique et introuvable permettant de sortir le pays de la nasse. Et tout candidat élu sera tenu d’engager d’urgence la politique supposée permettre de construire l’avenir, de réduire les déficits, de favoriser l’emploi, de ralentir l’endettement, de sortir le pays de la crise… qui ajoutera en réalité «la crise à la crise».

Aucun discours ne pourra plus se départir de ce qu’on exige de tout gouvernement depuis bientôt cinq ans : il faut de l’austérité et des réformes structurelles pour donner au pays les moyens de la croissance. En clair : une remise en cause des acquis sociaux, la réduction des dépenses publiques, la baisse des salaires, etc. Alors que restera-t-il ? Un plaidoyer pour la misère, une campagne réduite à un consensus apathique, et la réduction de l’adversité partisane aux rivalités des vedettes, en un enjeu d’images imposé par ses déterminants électoraux et médiatiques et, au pire, en un combat de chefs.

Ghannouchi à France 24 : une pièce de théâtre aux dialogues bien agencés

C’est dans ce contexte qu’il faudrait replacer l’interview de France 24. Pendant tout l’entretien, Rached Ghannouchi, habillé tel un ouvrier endimanché, était tranquillement assis, la tête basse, les genoux joints, ses mains ne révélant aucune impatience. Il regardait en bas à gauche comme s’il était engagé dans un dialogue interne, visage d’un côté, propos de l’autre, répondant toujours aux questions, y compris les plus pressantes, par un rictus aimable. Une parfaite symbiose entre le corps et l’esprit. On lui donnerait le bon Dieu sans confession.

Ceux qui s’attendaient à des voix élevées, des rappels insistants, des dénégations de colère, un ton d’exaspération, ils en auront été pour leurs frais. C’était plutôt une pièce de théâtre aux dialogues soigneusement articulés et dans laquelle chacun est dans son rôle : l’interviewer, attentif et bienveillant, posaient les questions sans trop s’attarder sur la pertinence des réponses. Il n’y avait pas lieu d’être agressif, obstiné, ou de jouer l’avocat du diable. L’interviewé, prudent, s’exprimant d’une manière laconique et froide, sait qu’il est vu et entendu y compris dans l’intimité de ses silences, et que tout ce qu’il dira sera divulgué, largement commenté, et aura une grande valeur informative dans les cercles politiques.

Il est significatif que les tyrans (cheikhs ou dictateurs) n’aient jamais eu recours à la vérité. Mis en demeure d’exposer publiquement le fondement de leur politique sous l’effet d’une poussée de respectabilité, de bonne volonté, et en donner quelques explications, ils restent attentifs à masquer leur cynisme, à passer sous silence les faits, à dissimuler le passé de turpitudes conduites en leur nom.

Une interview bourrée de mensonges et de mystifications

Ainsi, des deux années de déclin économique et social provoqué par le régime prédateur de la «troïka», la coalition conduite par les islamistes, le chef d’Ennahdha n’aurait retenu qu’un taux de croissance de 3,5% ! Le reste n’est que vile propagande. Quant à la forme de gouvernement qu’il entend installer, c’est bien celle de la démocratie islamique. Il vient d’ailleurs d’en exposer le bien-fondé à certains membres du Sénat français. Oui, leur dit-il, l’islam est capable de s’approprier la démocratie et faire coexister la tradition et la modernité.

Qu’avions-nous retenu de cette interview, par ailleurs bourrée de mensonges et de mystifications ? Rien, excepté la réponse à la question relative au futur candidat à la présidentielle qui aurait besoin de l’assentiment et de l’appui d’Ennahdha devenue pour l’occasion un organisme de recrutement.

Hamadi Jebali est d’emblée exclu, il s’est mis de lui-même en marge du mouvement et les islamistes ne se sentent pas concernés par sa candidature.

Et les autres ? Ghannouchi ne donnera à cette question aucun élément tangible. Il suffit simplement de consulter son manuel de zoologie politique, observer attentivement la faune sauvage et domestiquée. Les bêtes féroces, classiques attributs du pouvoir, tel le tigre, lion ou éléphant étant exclues, demeure l’oiseau rare, encore introuvable.

Des pigeons et des cages dorées

Il en existe bien un spécimen et nul besoin pour le trouver de partir au cœur de l’Afrique, au milieu de ses oppressantes étendues désertiques.

L’animal se présente sous la forme d’un être humain engagé en politique qui doit être en train de joindre à d’autres ses gazouillis. Il suffit seulement que les ornithologues d’Ennahdha reconnaissent son cri. Autrement dit, qu’ils soient rassurés qu’il sera bien un fervent défenseur de la «compatibilité».

Youssef Chahed? C’est encore un oiselet qui cherche à voler de ses propres ailes. Mehdi Jomaa? C’est un miroir aux alouettes. Mohsen Marzouk ? Un volatile versatile impossible à apprivoiser. Kamel Morjane ? Il nous rappelle l’oiseau solitaire de l’Ile de la Réunion, qui ne vole que très peu, vit seul, d’où son surnom «dodo». Nabil Karoui ? Un rapace sournois et plus dangereux qu’il en a l’air. Radwan Masmoudi ? Il veut se faire passer pour un moineau, mais en réalité il est un vrai génie du mal.

En attendant le choix fatidique, l’oiseleur Ghannouchi, qui régente tout, n’arrêtera pas de chanter pour attirer dans son rets l’oiseau rare qui sera son captif pour les cinq années à venir.

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