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Il y a une semaine, le drame de Amdoun : Encore 30 morts pour rien ?

Les 30 morts du douloureux accident de Aïn Snoussi, à Amdoun (Béja), dimanche dernier, 1er décembre 2019, sont venus nous rappeler que les mouvements et les partis politiques, qui se bousculent au portillon de l’Assemblée et du Gouvernement, ne se sont jamais impliqués dans des actions pour plus de sécurité routière et n’ont jamais fait de la mobilité urbaine un motif de revendication.

Par Yassine Essid

Aucun événement fortuit, qui apparaît comme imprévisible et improbable, et qui affecte un groupe de personnes, ne devient catastrophe sans une dramaturgie qui combine différents ingrédients : les images des destructions mettant en scène un bus touristique réduit à un amas de ferrailles, les sièges qu’occupaient des vies humaines éparpillés, le désespoir des familles arrivées sur le lieu du drame et frappées d’un malheur si grand, le récit des rescapés, les ambulances qui arrivent toutes sirènes dehors, l’attroupement des badauds de grands chemins qu’attise le spectacle de la désolation, leurs têtes penchées en avant sur le bord du ravin, chacun allant de son commentaire morbide et, pour finir, des chiffres qui tentent de donner la mesure réelle du désastre : 30 morts et plusieurs blessés.

Il y a aussi les officiels : le président de la République en tête, le Premier ministre, le gouverneur et autres hauts gradés venus mesurer l’ampleur des dégâts. L’air faussement abattus, ils déclarent en chœur suite à l’exercice de remue-méninges structuré et sans autres éléments que le constat tout provisoire quant à l’origine du drame, qu’il faut mettre en œuvre un train de mesures urgent pour écarter à l’avenir de telles calamités. Le Premier ministre et le ministre du Transport, étant par définition sur la voie du départ, c’est au gouverneur de Béja de servir de bouc-émissaire et de fusible en démissionnant.

Les leçons de la catastrophe de Amdoun

Partout et toujours c’est la même rhétorique : on pleure les morts mais on ne dénonce jamais assez les carences de l’Etat. Or, il s’est avéré que cet accident est le résultat d’une séries de défaillances : des freins usés qui ont lâchés, trois pneus sur quatre étaient totalement lisses et une descente routière dangereuse ayant une pente qui dépasse 13%. Or à plus de 10% une pente est déclarée interdite à la circulation. Cerise sur le gâteau, le certificat de contrôle technique était un faux. Bravo les flics !

Le bilan des victimes du renversement du bus touristique dans l’oued, à Ain Snoussi (Amdoun, Béja), tient une place centrale dans le récit. Trente morts, c’est assez pour mettre les drapeaux du pays en berne pour les victimes mais aussi pour l’inanité de l’Etat symptomatique des égarements de l’action publique. Les chiffres peuvent servir des causes diverses : interroger les moyens déployés pour faire face à l’événement et venir en aide aux victimes, émouvoir l’opinion publique pour la mobiliser, ramener l’événement à une dimension politique et sociale pour se convaincre qu’il est exceptionnel.

Penser une catastrophe permet surtout de la ramener à sa dimension historique et politique.

Historique d’abord, parce que le pays a connu au cours de cette année 2019 quatre autres accidents particulièrement meurtriers faisant au total 22 morts, particulièrement celui survenu à Seballa (Sidi Bouzid) le 27 avril 2019 dans la collision entre un camion transportant des ouvriers agricoles et un autre véhicule transportant des volailles faisant à elle seule 12 morts et 20 blessés.

Politique ensuite, compte tenu des défaillances des infrastructures routières et hospitalières et du laxisme des pouvoirs publics : absence de sévérité dans la répression des délits routiers, comportement incivique des conducteurs, alcoolisme au volant, conduite sans assurance et sans certificat de visite technique, corruption généralisée et organisée des autorités, campagnes tapageuses pour la ceinture obligatoire et l’interdiction du téléphone au volant restées sans suite, et par-dessus tout le manquement aux engagement et à la parole donnée des pouvoirs publics de sévir avec rigueur pour mieux assurer la sécurité des personnes.

Pourtant, dans cette période de cueillette des olives, il n’est pas rare de croiser encore des pickups transportant dans leurs bennes non aménagées, donc nullement sécurisées, plus d’une dizaine d’ouvrières agricoles.
Au-delà des catastrophes, un pays catastrophé

Ce ne sont plus les chiffres d’une catastrophe en particulier qui alors sont pertinents, mais l’addition de chiffres de toutes les catastrophes qui se sont produites à telle ou telle période, les dégâts produits par tel type de phénomène naturel en comparaison avec tel autre.

Rappelez-vous les bilans annuels des accidentés de la route depuis 2013, le décès de 12 nouveau-nés dans l’hôpital de la Rabta à Tunis, entre le 7 et le 9 mars 2018, qui avaient succombé à une infection nosocomiale causée par des poches de nutrition mal stérilisées révélant ainsi un secteur de la santé publique laissé à la dérive, les victimes des inondations et autres drames.
Le récit ainsi produit n’est plus celui d’une catastrophe, mais celui d’un pays catastrophé. Pour chaque événement s’organisent pourtant des conseils interministériels, des groupes de réflexions, des commissions «machins-choses» qui ne servent à rien et finissent peu à peu par s’effacer de nos mémoires.

L’accident de la route est entré dans nos mœurs au même titre que les autres risques de la vie. Prendre sa voiture revient à s’exposer et exposer autrui le plus naturellement du monde à la mort. Des bilans meurtriers apportent leur lot quotidien de récits tragiques dont les circonstances prouvent d’ailleurs que nul n’est à l’abri.

Mais les chiffres, terribles dans leur sécheresse, masquent une foule de malheurs. Or connus de tous, ils sont rarement analysés et médités car nous restons persuadés que «l’accident n’arrive qu’aux autres» ou qu’il constitue la rançon inéluctable au progrès et à l’élévation du niveau de vie de la population.

Ainsi, en dépit de statistiques, la mortalité par accidents de la circulation reste un tabou; or, c’est précisément une bonne connaissance du phénomène qui permettra au public de mieux comprendre et d’adhérer aux mesures réglementaires et techniques adoptées depuis plusieurs années par les pouvoirs publics soucieux de réduire l’hécatombe mais qui sont rarement appliquées.

Il est toujours utile de s’emparer d’un fait divers pour expliquer l’état de la société, le rôle du pouvoir, des institutions et des appareils qui le composent pour mieux saisir les taux de mortalité et de morbidité inquiétants occasionnés par une gestion erratique de la circulation automobile. Il en est ainsi des instances officielles qui prétendent le lendemain de chaque tragédie qu’ils feront de la sécurité routière une priorité, mais oublient, faute de diligence, d’intégrer ces questions de façon spécifique dans leurs programmes et continuent à sous-estimer le problème des dommages matériels et des pertes de vies humaines provoquées par l’état du réseau routier et des plans urbains jusqu’à ce qu’une autre catastrophe intervienne et vienne leur rappeler les effets potentiels d’un laisser-aller aux conséquences toujours regrettables.

Une culture de la pagaille qui se développe

L’accident est un phénomène complexe dépendant du dysfonctionnement du système de circulation dans lequel plusieurs composantes interagissent comme l’état du véhicule, celui des voies de circulation, le comportement de l’usager, les politiques nationales et locales.

En matière de sécurité routière il est toujours possible de suivre à la trace, comme sur le chemin parsemé de petits cailloux du petit Chaperon rouge, les indices renvoyant à la chaîne de responsabilités. On verra alors que ce n’est pas simplement une glissière de sécurité défoncée protégeant un virage qui aurait cédé, mais une suite de comportements particulièrement laxistes et une culture de la pagaille qui se développe quand les événements débordent les règlements et qui est profondément ancrée dans l’esprit des gens.

La majorité des victimes des accidents sont aujourd’hui des usagers vulnérables, c’est-à-dire des piétons, des cyclistes et des motocyclistes face à des voitures qui ne respectant pas la limitation de vitesse à 50km/h ni le respect de la distance de sécurité. Ceci étant, de nombreuses personnes, circulant en deux roues roulent à contresens, souvent sans casques de protections et sans assurance.

Enfin, rien de plus normal que de croiser une famille entière, sans casque de protection, sur un scooter, ou bien portant des cargaisons aux dimensions invraisemblables. Pour la police cela relève plus du mode de vie local que de l’infraction et provoque rarement l’interpellation des contrevenants.

Municipalités et ministères de tutelle, comme ceux de l’Intérieur et de l’Equipement, ont aussi leur part de responsabilité. Car au fil des années, le réseau apparaît de plus en plus inadapté au trafic routier. Or, le nombre de véhicules immatriculés ne cesse de croître. S’ajoute à cela le manque de signalisation, l’état des routes, les incivilités au volant, l’incroyable mépris des automobilistes pour les passages piétons dont les lignes peu visibles car nullement repeinte sont devenues peu incitatives. Autant d’éléments qui contribuent à aggraver le caractère mortifère des personnes les plus exposées sur les routes.

La caractéristique majeure des voies de circulation urbaines réside cependant et de plus en plus dans l’absence de trottoirs aménagés. Et, lorsqu’ils existent, ils sont encombrés par les étals et les pancartes des commerces ou le stationnement des véhicules, qui constituent autant d’obstacles à des déplacements sécurisés.

Il y a aussi l’urbanisation agressive, l’inorganisation des transports collectifs, l’absence d’alcotests à l’origine d’hécatombe répétées et quasi rituelles, les feux de signalisation tricolores souvent en panne sur plusieurs intersections qui deviennent des carrefours à risque et personne pour réparer les dysfonctionnements, qui se limite le plus souvent au renouvellement des ampoules grillées.

Dans de tels cas, la règle de la priorité à droite ne s’appliquant plus de la part de conducteurs, qui ont déjà du mal en temps normal à respecter le temps d’attente, cela provoque inéluctablement aussi bien des embouteillages monstres que des accidents graves. Dans cette jungle, marcher simplement dans la rue devient un exercice périlleux.

Enfin, pour terminer, il faut admettre que les milieux technico-politiques et associatifs n’ont jamais été soucieux des questions relatives aux accidents de la circulation. Mouvements et partis politiques ne se sont jamais impliqués dans des actions pour plus de sécurité routière et n’ont jamais fait de la circulation urbaine un motif de revendication.

Trente morts ce n’est pas peut-être pas assez, mais un tel événement nous rend tous acteurs du fait divers même pour un jour, même si nous ne croyons jamais à notre propre mort, même si on se pense immortels.

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