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La crise libyenne aggravée par les divergences de la communauté internationale

De haut en bas et de gauche à droite : Khalifa Haftar, Fayez Sarraj et Ghassan Salamé.

En Libye, trop de temps a été perdu dans des négociations qui n’ont pas pu empêcher la situation de se dégrader. On peut le regretter mais la solution militaire semble s’imposer aux uns et aux autres. Les contradictions et les divergences d’intérêts entre les puissances n’aideront pas à solutionner diplomatiquement une crise dont les conséquences économiques, sociales et humaines sont aujourd’hui catastrophiques, et pas seulement pour les Libyens.

Par Moncef Djaziri *

«Les hommes font l’histoire mais ne savent pas l’histoire qu’ils font» ! Cette formule de Raymond Aron, inspirée par la théorie de Karl Marx que ce dernier connaissait très bien, trouve sa pleine illustration dans le cas libyen.

Les acteurs nationaux et internationaux qui avaient pris une part active dans la disparition du régime de Kadhafi en 2011 étaient loin d’imaginer toutes les conséquences inattendues de leur action. Non seulement la démocratisation peine à s’enraciner en Libye mais plus grave encore, l’Etat s’est décomposé et le pays a régressé économiquement et socialement. Sans parler de l’insécurité grandissante et de la présence de l’Etat islamique Daech sur une partie du territoire.

Faut-il abandonner l’Accord de 2015 ?

L’Accord de Skhirat (Maroc) de 2015 n’a pas permis à la Libye de sortir de la crise. Cet Accord qui aurait dû permettre une gestion efficace de la période de transition devant conduire à des élections parlementaires et présidentielles, n’a eu pour conséquences que l’aggravation de la crise, la duplication des institutions et des pouvoirs entre Benghazi et Tripoli avec pour conséquence une plus grande détérioration de la situation économique et sociale et l’éclatement de la guerre opposant l’Armée nationale libyenne du Maréchal Haftar et aux milices de Tripoli sous la direction du Gouvernement d’accord national (GAN).

La structure du pouvoir mise en place en application de l’Accord politique de Skhirat n’a jamais réellement fonctionné de manière satisfaisante. Le GAN avec à sa tête le Premier ministre Fayez Sarraj n’a pas été en mesure de gouverner le pays de manière légitime et efficace. Ses décisions ont toujours été contestées par l’Est du pays. Outre les problèmes de corruption et d’utilisation abusive et discriminatoire des ressources financières du pétrole, ce gouvernement n’a pas été en mesure de désarmer les milices et de s’en affranchir. Le conseil présidentiel composé initialement de 8 personnes a été réduit à 4, les autres membres représentant l’Est du pays et le Sud ayant démissionné pour protester contre la domination de Tripoli et Misrata. La coopération consensuelle supposée par l’Accord de 2015 entre le parlement élu de Tobrouk et le Haut Conseil d’Etat (HCE), instance créée par l’Accord, n’a jamais eu lieu. Le parlement de Tobrouk appelé Chambre des Représentants (CDR) a toujours contesté la légitimité de la deuxième Chambre (HCE) qui a été le moyen par lequel les islamistes du premier parlement (CGN) sous le leadership du parti de la Justice et la Reconstruction (PJR) ont pu retrouver une certaine influence. Il est donc indispensable sinon d’abandonner l’Accord de 2015 auquel les islamistes regroupés au sein du Haut Conseil d’Etat tiennent, du moins le remanier profondément.

Entre 2017 et 2019, la crise libyenne a encore connu une forte aggravation accompagnée d’une grande détérioration des conditions socio-économiques dans le pays. Les institutions sont encore plus divisées qu’elles ne l’étaient auparavant; chacune se trouvant de facto dupliquée : une armée à l’Est et une autre à l’Ouest du pays; deux présidents de la Banque centrale libyenne (chacune imprimant pour son propre compte les billets de banque), presque deux compagnies nationales du pétrole et en tout cas deux politiques de gestion des ressources pétrolières, deux gouvernements et deux parlements. Cette situation est la marque d’une profonde crise du système politique libyen.

S’agissant de l’action de l’ONU et de la Mission des Nations Unies en Libye (Unsmil), il faut admettre l’échec de l’action onusienne. La «Feuille de route» ou «Plan de l’Onu» de 2017 n’a pas pu être appliqué en raison des incohérences entre les échéances qui d’un côté prévoient la modification de l’Accord de 2015 et l’organisation des élections en 2018 et de l’autre la convocation d’un congrès de réconciliation qui aurait dû fixer de nouvelles priorités. En réalité, les élections n’ont pas eu lieu et la Conférence nationale non plus. Ceci indique le degré d’inefficience de l’Onu en Libye. Depuis mars 2011, six représentants de l’ONU en Libye se sont succédé et aucun d’entre eux n’a été en mesure de proposer une solution pragmatique, solide, viable et durable à la crise libyenne. L’actuel représentant Ghassan Salamé ne fait pas exception.

Les causes des opérations militaires de l’Est contre Tripoli depuis avril 2019

Le fait marquant actuellement, c’est l’offensive engagée depuis avril 2019 par le Maréchal Haftar contre les milices pro-islamistes et le pouvoir à Tripoli. En effet, après de multiples avertissements en direction du Gouvernement Sarraj, Haftar a décidé de lancer une opération militaire en vue de désarmer les milices islamistes de Misrata et Tripoli et établir l’autorité de l’Etat sur l’ensemble du territoire. Cette guerre a causé plus de 1000 morts, des milliers de blessés et des dizaines de milliers de réfugiés intérieurs et de déplacés.

Pour le maréchal Haftar, la solution militaire est devenue la seule possible en face de Sarraj qui ne semble pas maître de la situation : «À de multiples reprises, nous avons essayé de nouer des discussions avec Fayez Sarraj (le Premier ministre du GAN, installé à Tripoli et reconnu par la communauté internationale). Aux Émirats arabes unis d’abord, puis à Paris, et enfin à Rome. À chaque fois, Fayez Sarraj a réagi de la même manière : face à nous, il dit toujours oui à tout, mais affirme également qu’il doit consulter ses conseillers. Et au final, nous n’obtenons jamais de réponse claire de sa part. Lors de la dernière tentative de négociation – la sixième – j’ai compris que ce n’était pas lui qui décidait. En tant que chef de l’armée nationale libyenne, je me devais donc d’agir. D’autant que les habitants de Tripoli nous ont demandé de les libérer de l’emprise des milices, de Fayez Sarraj et de son gouvernement. Nous n’avons fait que notre devoir, qui consiste à étendre le pouvoir de l’armée nationale sur l’ensemble du territoire pour ramener la paix et la sécurité». C’est la justification par Haftar des opérations militaires engagées depuis avril 2019.

En réalité, les causes de la guerre menée par Haftar contre le pouvoir à Tripoli sont multiples. Sans doute, la lutte contre le terrorisme islamiste est une des raisons pour lesquelles le maréchal a engagé les opérations militaires. La volonté de désarmer les milices est aussi une autre raison toute aussi importante. Cependant, d’autres motifs expliquent son intervention militaire. Il y a la marginalisation économique et financière de l’Est, patente déjà sous Kadhafi, mais qui s’est aggravée sous le gouvernement Sarraj. L’Est considère qu’il est défavorisé et n’a qu’une portion congrue des revenus pétroliers inégalement redistribuées, alors que même que l’essentiel des ressources se trouvent à l’Est du pays dans ce qu’on appelle le Croissant pétrolier. De manière plus large, les leaders de l’Est de la Libye ainsi que le maréchal Hatar considèrent que la structure du pouvoir en Libye leur très défavorable et que l’Est et le Sud sont marginalisés et n’ont aucune influence sur les processus de décision. C’est sans doute là un des motifs des opérations militaires lancées par Haftar le 4 avril 2019, alors même que le secrétaire général de l’Onu se trouvait en Libye pour une visite de travail où il fut reçu séparément par Sarraj et Haftar.

Il y a également des motifs géostratégiques. Allié de l’Egypte du président Al-Sissi qui lui-même mène un combat acharné contre l’islamisme et les Frères musulmans, le Maréchal Haftar se devait de poursuivre et d’appliquer la même politique en Libye. Les opérations militaires contre Tripoli visent aussi les Frères musulmans libyens. Il s’agit de les déstabiliser et rendre compliquée tout effort des Frères musulmans d’exercer le pouvoir en Libye. L’Arabie saoudite comme les Emirats arabes unies sont également opposées à toute idée d’intégrer les Frères musulmans au pouvoir en Libye. À cela s’ajoute le soutien diplomatique et militaire de la Russie dont les intérêts économiques sont très importants dans ce pays

Six mois se sont écoulés depuis le début des opérations militaires et la situation sur le terrain évolue lentement et progressivement en faveur de Haftar. En dépit du soutien militaire affiché de la Turquie et du Qatar et dans une moindre mesure l’Iran, les milices pro-islamistes à Tripoli et à Misrata sont très fragilisées.

Le pouvoir à Tripoli est actuellement chancelant et le Premier ministre Sarraj est sous la pression à la fois de milices pro-islamistes qui exigent de sa part un engagement militaire plus ferme, et la communauté internationale qui lui demande de négocier avec Haftar. Tout cela dans une configuration internationale où la France, la Russie et l’Egypte sont favorables à un désarmement des milices et à unification des institutions et soutiennent sans le dire clairement l’opération militaire de Haftar. De l’autre côté, les Etats-Unis sont dans une position d’attente et dont la préoccupation essentielle est de stabiliser la Libye et combattre l’extrémisme islamiste. Tout cela explique l’impasse politique actuelle et en même temps la poursuite des opérations militaires.

Que peut-on attendre de la Conférence de Berlin ?

Le projet de la Conférence de Berlin (prévue en fin novembre 2019 et reportée à janvier 2020) et son ordre du jour, tel qu’on peut les connaître, prévoient l’adoption par le Conseil de sécurité de l’Onu d’une résolution contraignante de cessez-le-feu, la présence d’observateurs neutres sur le terrain, efforts pour rapprocher les points de vue entre Tripoli et Benghazi et les aider à dialoguer. La réunion de Berlin devra être suivie par un Sommet international élargi où il sera question de la formation d’un nouveau gouvernement en Libye, de la nomination d’un président pour deux ans, de la désignation d’un parlement ad hoc pour la période de transition, l’unification des institutions, la fin de la Chambre des Représentants et du Haut Conseil d’Etat. Un Comité de suivi du Sommet sera chargé de l’application de ces décisions.

Deux questions bien légitimes se posent : pourquoi en dépit des efforts des Nations Unies, les parties libyennes en conflit n’ont pas pu aboutir à un accord et finalement la voie du dialogue et la diplomatie n’est-elle pas une voie d’impasse ?

Plusieurs raisons expliquent l’échec des tentatives de solution. Il y a d’abord l’enjeu de la redistribution des richesses énergétiques (pétrolières, gazières et solaires) et celles des matières minières. Les dirigeants de l’Est et du Sud de la Libye considèrent que ces richesses, concentrées essentiellement dans leur région, sont inégalement redistribués et qu’il faut trouver un système plus équitable de redistribution. Ces mêmes dirigeants estiment par ailleurs que le pouvoir de décision est trop concentré à Tripoli et Misrata et appellent à la mise en place d’une déconcentration, voire une décentralisation des processus de décision. La dernière raison de l’échec, c’est la place des islamistes dans le pouvoir. Les dirigeants de l’Est considèrent que l’islamisme est une idéologie étrangère à la culture tribale libyenne et sont opposés à tout pouvoir islamiste. Ce sont là les trois principales causes de l’impasse politique actuelle.

Perspectives de sortie de crise

Il est indispensable que la communauté internationale reparte sur de nouvelles bases, si l’on veut vraiment résoudre la crise. Un aggiornamenta est indispensable. L’actuel représentant de l’Onu en Libye, Ghassan Salamé s’est montré impuissant à mettre en œuvre son Plan de sortie de crise qu’il avait présenté au Conseil de Sécurité en 2017 lors de sa désignation. Il est d’ailleurs de plus en plus contesté à l’intérieur de la Libye et dans plusieurs pays africains. À cet égard, l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire et la Guinée Equatoriale ont formulé en juin 2019 la demande de remplacer Salamé par un nouveau représentant nommé conjointement par l’Onu et l’Union africaine (UA). Cette demande, provisoirement écartée par les puissances occidentales, demeure d’actualité.

Il s’agit de repenser les conditions d’une nouvelle phase de transition devant conduire à des élections. Dans l’immédiat, il faudrait réduire à trois les membres du Conseil présidentiel. Un triumvirat (constitué de représentants de la Cyrénaïque, le Fezzan et la Tripolitaine) devrait former un gouvernement de technocrates provisoire GUN) dont la tâche devrait être de sécuriser les frontières et les ressources énergétiques de la Libye, menacées par des groupes terroristes. La communauté internationale et l’Onu devraient favoriser la réunification des institutions et de l’armée à partir du noyau que constitue l’Armée nationale libyenne du Maréchal Haftar. Le GAN devrait être remplacé par un Gouvernement d’union nationale (GUN) qui devrait restaurer la sécurité des personnes et des biens, aider au désarmement des milices, reconstruire les institutions d’Etat et relancer l’activité économique et préparer les conditions des élections présidentielles et parlementaires qui devraient permettre de transfert du pouvoir à des autorités légitimes.

Trop de temps a été perdu dans des négociations qui n’ont pas pu empêcher la situation de se dégrader. On peut le regretter mais la solution militaire semble s’imposer aux uns et aux autres. Les contradictions et les divergences d’intérêts entre les puissances occidentales et les tentatives de marginalisation de certains pays pourtant influents en Libye, comme l’Italie n’aideront pas à solutionner diplomatiquement la crise libyenne dont les conséquences économiques, sociales et humaines sont aujourd’hui catastrophiques.

* Enseignant-chercheur en politiques libyennes, Université de Lausanne (Suisse).

Article du même auteur dans Kapitalis :

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