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Théâtre : ‘‘La Jeune Fille et la Mort’’ de Héla Ayed ou l’inévitable face à face

Ce n’est pas la première fois que la pièce ‘‘La jeune fille et la mort’’ (mise en scène par Héla Ayed) est jouée. Toutefois, le contexte dans lequel celle-ci a été présentée, lui donne une tonalité singulière et fait ressortir davantage sa raison d’être. Voilà une reprise hautement salutaire, et pour cause. C’est à l’occasion du 5e anniversaire de l’Institut Nebras (Institut de réhabilitation des survivants de la torture en Tunisie) que la pièce a été programmée, et ce le mardi 3 décembre 2019, à l’Espace El Teatro.

Par Abdelfatteh Fakhfakh *

Il faut rappeler que l’institut Nebras se donne pour mission de prendre en charge les victimes de la torture de tout genre. Il part de la conviction que «chaque personne, avec un bon accompagnement et le soutien nécessaire, est capable de retrouver sa résilience et ses puissances humaines afin d’accepter ses séquelles et la rencontre avec la mort qu’ils ont vécue».

Les fantômes du passé

La pièce ‘‘La jeune fille et la mort’’ a été écrite en 1991 par Ariel Dorfman, dramaturge argentino-chilien. Héla Ayed en a assuré l’adaptation aux contexte et dialecte tunisiens. Elle a signé la mise en scène et a interprété un des rôles majeurs, aux côtés d’Abdelhamid Bouchnak et Zied Ayadi.

Dans une maison, partiellement isolée, quelques années après la révolution en Tunisie, Nour, une jeune dame, plutôt nerveuse, attend son mari Mehdi, un brillant avocat, fraîchement nommé par le nouveau pouvoir démocratique comme responsable d’une commission d’enquête sur les crimes passés. Nour avait été arrêtée, torturée et violée par la police secrète de l’ancien régime.

Les retrouvailles de Nour avec son mari, en cette fin de journée, n’ont rien de particulier, n’eût été la nouvelle évoquée de la nomination de Mehdi à la tête de la commission d’enquête. Nour et Mehdi discutent de banalités quotidiennes, leur discussion est parfois entrecoupée par les retours de Nour sur le lourd passé qu’elle a vécu. Prisonnière de ses traumatismes, la jeune femme est décidée à «revenir à la vie», mais elle se sent encore otage de son passé, tandis que Mehdi, au-delà de la solidarité avec son épouse et de l’amour qu’il lui voue, a hâte de la voir tourner «la page de plomb».

La tentation de se faire justice soi-même

Dans cette atmosphère mi-claire, mi-obscure, un fait anodin va faire remonter à la surface ce terrible passé. Ayant eu une crevaison sur le chemin de son retour à la maison, Mehdi a été dépanné par un médecin, un certain Ahmed Ben Mrad. Alors que l’on ne s’y attendait pas, ce dernier, est venu juste pour remettre des documents oubliés par Mehdi dans sa voiture. Mehdi le retient, et insiste pour le présenter à sa femme. Mais, avant même que le médecin ne pénètre dans la maison, Nour croit reconnaître, dans la voix du docteur Ben Mrad, son ancien bourreau.

Décidée à se venger, elle procède à la mise en scène de son procès, sur les lieux, séance tenante. Ce faisant, elle «pousse» son mari à «jouer», bon gré, mal gré, l’avocat de la défense. On s’installe dès lors dans un véritable huis clos, étouffant, lourd, asphyxiant où le docteur Ben Mrad se cantonne dans le déni et où Nour, blessée, fragile, émouvante avance plutôt dangereusement, flirtant par moments avec la folie, emportée par sa colère, ses blessures laissant peu de place, à la raison.

Le bourreau d’hier rattrapé par le temps

Le thème central de la pièce est ce face-à-face entre le tortionnaire et la victime dans un contexte où les rôles sont inversés. Le «hasard» offre à Nour l’opportunité «rêvée» de se venger de son ancien bourreau. Toute victime de tortures peut nourrir à un moment, le désir de prendre sa revanche sur la personne qui l’a humiliée, dégradée, avilie ? Mais un tel sentiment «naturel» mérite toutefois d’être interrogé : peut-on encore parler de justice lorsque nous sommes juges et partie ?

Le tortionnaire d’hier est là, devant nous, «désarçonné», affaibli, il est dans une posture qu’il n’avait jusque là jamais envisagée, sûr que sa victime, dont les yeux étaient bandés au moment de son forfait, ne pourrait jamais le reconnaître. La pièce est faite de suspense, de rebondissements, où la victime d’hier, se muant en bourreau risque de commettre des dérapages.

Héla Ayed, flamboyante et lumineuse

Ce qui frappe est la sobriété du décor, où la scène donne sur un espace, unique, du début jusqu’à la fin, qui se plie aux contraintes de la narration et de la représentation. L’un ou l’autre personnage du trio (le mari, l’épouse et le docteur) est par moments, mis entre parenthèses, et ce pour permettre aux deux protagonistes restants de dialoguer entre eux.

Le jeu est dosé, et si on frôle par moments l’hystérie, on évite la cacophonie et l’excès qui auraient nui à un ensemble, fort, agité, mais au demeurant, équilibré. La musique accompagne le spectacle, elle n’est pas pour autant neutre, ce n’est pas un simple «fond sonore», elle est liée aux douloureux souvenirs, elle apporte sa touche à l’émotion qui est générée par le spectacle dans son évolution et ses rebondissements (une musique signée Schubert).

L’interprétation de Héla Ayed, Abdelhamid Bouchnak et Zied Ayadi est digne de tous les éloges. Vu le poids du personnage dans la pièce interprété par Héla Ayed, celle-ci, véritable femme orchestre de cette œuvre, s’y taille la part du lion. Il reste à signaler l’apport de toute une équipe à ce spectacle parfaitement réussi : Aziz Jebali & Yasmine Dimassi, assistants; Sabri Atrous, pour la scénographie et la lumière et Walid Hassir pour l’Univers Sonore.

* Membre de l’Association tunisienne de la promotion de la critique cinématographique.

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