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Banque centrale de Tunisie : Revers d’une «indépendance pervertie»

En Tunisie, la maîtrise de l’inflation et la croissance économique ne sont pas réalisées, et c’est bien là le problème qui inquiète. On doit absolument évaluer, chiffre à l’appui, pourquoi la Banque centrale de Tunisie (BCT), indépendante depuis la loi de 2016, n’arrive pas à remplir son rôle en matière de lutte à l’inflation, et surtout ne fait rien de constructif pour prêter main-forte au gouvernement dans la relance économique et la lutte au chômage, indirectement.

Par Afifa Khazri, PhD

Depuis la loi de 2016, stipulant l’indépendance de la Banque centrale de Tunisie (BCT), le dinar a perdu presque 45 à 50% de sa valeur face aux devises fortes, l’inflation a atteint des records (de 6 à 7,8%), le taux directeur plafonne à 7,75%, sans parler des impacts catastrophiques de tous ces paramètres sur la chute brutale de l’investissement et l’atrophie de l’épargne.

Aussi, et depuis, plusieurs scandales ont mis en cause la gouvernance de la BCT : détournement de devises, soupçon de blanchiment d’argent sale (ayant mis la Tunisie sur une liste noire), contestation sociale contre les hausses successives et inefficaces du taux directeur, allégeance affichée aux diktats du Fonds monétaire international (FMI), entre autres.7

L’indépendance pervertie ?

Plusieurs observateurs s’inquiètent de la gouvernance de la BCT depuis l’institutionnalisation de son «indépendance» vis-à-vis du gouvernement.

Certains experts n’hésitent pas à parler d’indépendance pervertie, puisque mal implantée et pas évaluée de façon transparente, rigoureuse et fondée sur des évidences positives et empiriques, plutôt que sur des assertions normatives.

Une vraie controverse oppose les partisans de l’indépendance comme annoncée dans la Loi 2016, et les partisans d’une banque relativement indépendante, mais restant sous le giron gouvernemental, et loin des influences et pressions exercées par le FMI et les bailleurs de fonds internationaux.

Les raisons de cette controverse sont en partie innocentes, notamment expliquées par une incompréhension du rôle de la BCT et des conditions d’efficacité de sa politique monétaire. Mais, elles sont aussi liées à des raisons partisanes et purement politiques. Qui dit vrai ?

En vertu de la loi d’avril 2016, régissant la BCT, l’article 7 stipule : «L’objectif principal de la banque centrale consiste à maintenir la stabilité des prix.» Un tel objectif est essentiel pour définir le mandat et la crédibilité de la politique monétaire. En effet, selon la théorie économique, une politique monétaire est crédible lorsqu’elle n’engendre pas des errements, des incertitudes quant à son objectif principal, et ce pour rassurer les acteurs économiques et les aider à prendre les meilleures décisions avec les bonnes anticipations des fluctuations économiques. Certes, en annonçant sa politique monétaire et en faisant ce qui est annoncé, la banque centrale rend de sa politique monétaire une politique crédible et stable.

Les conditions nécessaires à la crédibilité de la politique monétaire et à son efficacité sont de trois catégories : l’indépendance économique, l’indépendance financière et l’indépendance politique.

L’indépendance financière est assurée par l’article 2 de la même loi à savoir : (1) «la banque centrale est un établissement public doté de la personnalité morale et de l’autonomie financière». L’indépendance économique, le libre choix des objectifs fixés et des instruments utilisés par la banque centrale; (2) «la banque centrale est indépendante dans la réalisation de ses objectifs, l’exercice de ses missions et la gestion de ses ressources»; et (3) «nul ne peut porter atteinte à l’indépendance de la banque centrale, ni influencer les décisions de ses organes et ses agents dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions.»

L’indépendance politique de la banque centrale implique que la politique monétaire ne doit pas être soumise à des pressions pour des raisons purement électorales. Elle implique aussi que la banque centrale ne doit pas financer le déficit public par la création de monnaies. Un tel comportement (seigneuriage) est une cause d’inflation et de dévalorisation de la monnaie. Cette indépendance incitera le gouvernement à être plus responsable quant à sa politique budgétaire et ses finances publiques. Elle implique aussi l’indépendance des dirigeants, une transparence dans leur nomination… et surtout de leur décision (vote dans le Conseil d’administration, etc.). Le mode de désignation du gouverneur et des membres du Conseil doit assurer leur indépendance politique. Or, cette condition est loin d’être remplie. On assiste à des nominations au sein du CA et à des décisions pas toujours rassurantes et transparentes.

Le déficit de contrôle démocratique

Une des principales critiques adressées l’indépendance de la BCT est liée au déficit de coordination avec les politiques budgétaires et fiscales.

L’autonomie de la banque centrale a été comprise comme un moyen de poursuivre ses propres objectifs sans que ceux-ci soient nécessairement compatibles avec les priorités du gouvernement et les doléances des électeurs.

Par opposition à ce qu’on a tendance à propager dans les milieux bancaires et médiatiques, cette liberté opérationnelle ou instrumentale de la banque centrale, pour atteindre son objectif, doit être soumise à un contrôle démocratique.

En effet, la liberté opérationnelle ou instrumentale pour atteindre son objectif nécessite une plus grande transparence et disponibilité de l’information de la banque centrale (le chapitre III du titre IV de la loi 2016)1. En plus, la banque centrale est contrôlée par les représentants du peuple, du chef du gouvernement et du président. Le chapitre III du titre III de la loi 2016, énumère les articles de «contrôle sur la banque centrale». Le Titre V énumère les responsabilités du «Comité de surveillance macro-prudentielle et de gestion des crises financières». Ainsi l’indépendance de la banque centrale ne signifie pas qu’elle soit comme un électron libre qui fait à sa guise, indépendamment des autres autorités publiques et attentes collectives.

Un autre argument soulevé en défaveur de l’indépendance de la banque centrale consiste à dire qu’une banque centrale indépendante lutte pour une faible inflation au détriment d’une croissance économique et de l’emploi.

En effet, supposons une politique monétaire restrictive pour lutter contre l’inflation suivie d’une politique budgétaire expansionniste pour encourager la demande intérieure. Ces deux politiques contradictoires peuvent annuler l’effet sur la croissance du PIB et l’emploi.

L’indépendance de la banque centrale peut poser problème s’il n’y a pas coordination entre les politiques économiques conjoncturelles. Pour faire face à cette incohérence, l’article 7 du Titre II stipule : «La banque centrale œuvre pour une coordination optimale entre la politique monétaire et la politique économique de l’État.» En plus, dans la section 2 du chapitre VII, le législateur renforce cette collaboration étroite entre le gouverneur de la banque centrale et le ministre de finance, en particulier, l’article 29 de la loi stipule que (1) «la banque centrale prête son appui à la politique économique de l’État»; (2) «la banque centrale peut proposer au gouvernement toute mesure susceptible d’exercer une action défavorable sur la balance des paiements, le niveau des prix, le mouvement des capitaux… sur la croissance de l’économie nationale.»

Sur le plan empirique, une banque centrale indépendante performe mieux en matière de maîtrise de l’inflation. Cette indépendance ne va pas à l’encontre d’une performance économique en matière de croissance et d’emploi. Les pays qui ont une banque centrale indépendante ne connaissent pas un taux de croissance inférieur ou un taux de chômage plus élevé que les autres pays dont la banque est moins indépendante, bien au contraire. Des évidences empiriques montrent que les performances macroéconomiques sont meilleures en faisant une banque centrale indépendante.

En Tunisie, la maîtrise de l’inflation et la croissance économique ne sont pas réalisées, et c’est bien là le problème qui inquiète. On doit absolument évaluer, chiffre à l’appui, pourquoi la BCT n’arrive pas à remplir son rôle en matière de lutte à l’inflation, et surtout ne fait rien de constructif pour prêter main-forte au gouvernement dans la relance économique et la lutte au chômage, indirectement.

On sait que les mécanismes de transmission de la politique monétaire sur l’inflation et les variables réelles de l’économie nécessitent un délai de quelques mois. La maîtrise de l’inflation peut être perturbée par d’autres phénomènes inflationnistes autres que des phénomènes purement monétaires. Les politiques monétaires initiées par la BCT ont sanctionné en même temps l’épargne et l’investissement.

La gouvernance de la BCT est sur la sellette, et les partis politiques doivent avoir un mot à dire pour imposer un contrôle démocratique qui évite à la BCT, la malversation dans la gestion interne de l’institution et sa mise sous tutelle par le FMI et autres bailleurs de fonds qui dictent les politiques économiques… mais aussi monétaires en Tunisie

En conclusion : la relation entre le statut de la banque centrale et les performances économiques d’un pays, en matière d’inflation et de croissance nécessite une évaluation rigoureuse appuyée par une analyse empirique objective et transparence, plutôt que sur des analyses normatives, politisées et surtout très peu étayées par les faits et les plus fines connaissances en macro-économie des politiques monétaires.

* Universitaire économiste, Kingston Canada.

Note :
1 – Exemple l’article 81 «la banque centrale adresse tous les dix jours, au ministre…, une situation de ses comptes et en assure la publication au Journal Officiel de la République Tunisienne.»

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