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Tunisie : De quelques priorités de la politique culturelle

Fresques murales à la Maison de culture de Jelma (Sidi Bouzid).

Nous présentons, dans cet article, à titre indicatif, quelques unes des priorités que nous préconisons pour une politique culturelle digne de notre histoire et de l’ambition que nous avons pour notre pays. Un autre plan pour la culture pourrait en retenir d’autres.

Par Abdellatif Mrabet *

Créé en 1961, d’abord en tant que secrétariat d’Etat dépourvu de budget propre, ensuite en tant que département à part entière, le ministère de la Culture – dit aujourd’hui ministère des Affaires culturelles – poursuit sa quête d’une politique culturelle digne de notre histoire et de l’ambition que nous avons pour notre pays. De grandes figures ministérielles s’y sont attelées et ont inégalement réussi bien des réalisations mais, malgré les multiples acquis, le secteur de la culture a encore des objectifs à atteindre et de nouvelles ambitions à porter.

Démocratisation

Parmi celles-ci, la démocratisation n’est pas la moindre. En effet, contrairement à ce que l’on peut croire, cet objectif revendiqué dès 1946 par Mahmoud Messadi n’est pas totalement atteint car le pays compte à ce jour un bon nombre de délégations dépourvues de maisons de la culture et de bibliothèques publiques! Idem pour les salles de cinéma, les théâtres, les conservatoires et autres espaces culturels qui font toujours défaut à plusieurs de nos villes. En Tunisie, aujourd’hui – il faut le reconnaître – le fait culturel ne couvre pas uniformément le pays. Des déserts culturels existent encore et, ne se limitant pas aux campagnes, ils bordent parfois les grandes agglomérations, dans nombreux de leurs quartiers de ceinture. Il faut donc penser à remédier à cette situation en urgence car les maisons de la culture et les bibliothèques publiques ont priorité sur bien d’autres créations!

Démocratie culturelle

De même, il faut veiller à ce que la notion de «démocratie culturelle» si souvent présente dans les discours et les écrits officiels, soit aussi une réelle praxis avec des offres culturelles variées, à l’endroit de tous, portant aussi bien sur la consommation que sur la production-création.

Le fait culturel doit toucher tout le monde et ne pas être à distance d’aucune partie de la population, ne la touchant que par intermittence via les festivals et les variétés. Il faut multiplier les accès à la culture, en commençant par l’école où l’on doit mettre en place une éducation artistique pour tous. L’Etat doit, à cet effet, veiller à la juste répartition des ressources culturelles comme on en attend de soutenir des projets culturels de territoire dans l’ensemble du pays. Or, de tels projets, jusqu’ici, on en a que peu vus ou pas du tout, cela en dépit de quelques tapages médiatiques autour de quelques opérations de montages de dossiers d’inscriptions sur la liste du patrimoine mondial.

Développement

Longtemps considérée comme un fardeau financier, la culture n’en constitue pas moins un ensemble de ressources qui peuvent être mises au service du développement. Dans notre pays, cette idée est bien familière, continuellement ressassée par les politiciens. Cependant, dans la pratique, là aussi, beaucoup reste à faire, notamment pour ce qui concerne la valorisation du patrimoine.

Voici maintenant des années qu’on parle de tourisme culturel mais paradoxalement alors que le pays regorge de potentialités culturelles exceptionnelles, des régions entières restent hors les circuits, méconnues en dépit de leurs richesses considérables. Que de grands sites archéologiques sont ainsi délaissés, livrés à eux-mêmes, qu’ils en viennent à péricliter ! Que de paysages, que de monuments, que de savoir-faire et de pratiques qui attendent d’être mis au service du développement territorial, notamment dans les régions de l’intérieur si riches en potentiels culturels non fructifiés!

Ailleurs, dans beaucoup de pays, pour se sortir de telles situations on a recouru au partenariat public privé (PPP) mais chez nous, nous qui manquons de moyens, l’inhibition et l’archaïsme administratifs empêchent le recours à une telle solution ! À quand, la résolution définitive de ce problème, somme toute politique ?

Le souci d’une culture au service du développement du pays doit aussi se traduire par un intérêt accru pour les industries culturelles, particulièrement pour ce qui est communément appelé économie créative, des activités qui ne génèrent aujourd’hui qu’une part fort modeste de notre PIB mais qui peuvent en assurer davantage si l’on en juge d’après les manifestations récentes d’investissement et de production dans les secteurs du cinéma, de l’artisanat, de la musique, du livre, de l’ingénierie et de la numérisation des produits culturels… Il y a dans ce domaine un élan à encourager et des potentialités à cultiver. L’effort récemment consenti dans cette direction doit être d’autant poursuivi que nous venons d’organiser notre 1er Salon des industries culturelles et créatives… Il y a là pour nos créateurs, fort talentueux, un créneau réellement porteur !

Politique de gestion et administration

Une bonne politique culturelle, c’est bien des mesures de gestion, les unes à améliorer, les autres à prendre de toute urgence. C’est aussi, hélas, parfois, certaines mauvaises pratiques qu’il faut bannir. Dans les deux sens, les suggestions ne manquent pas.

En matière de patrimoine, domaine auquel nous nous restreignons, il importe de développer en amont les mécanismes de protection et de sauvegarde des biens culturels. Le pays a besoin d’un inventaire général des sites et monuments ainsi que de toutes ses richesses artistiques; à défaut, il ne saurait y avoir de protection. Aussi, faut-il stimuler certains travaux ralentis et revenir aux projets qu’on a injustement suspendus, notamment la carte nationale des sites archéologiques et des monuments historiques… Il faudra de même sacrifier à l’archéologie préventive en lui consacrant les moyens appropriés, cela au sein d’une structure à part entière, à l’exemple de ce qui existe en France. La protection par numérisation des documents patrimoniaux de tous genres est un autre projet à mettre également sur pied.

Un autre volet tout aussi prioritaire serait d’étoffer les ressources humaines par la formation puis le recrutement – au plan national et local – d’archéologues, d’architectes des monuments historiques et de techniciens, cela en proportion des besoins d’un pays dont les différents territoires regorgent de patrimoines exceptionnels et manquent de musées à même de contribuer à leur valorisation en vue d’un développement durable.

En matière d’administration, le ministère doit aussi en finir avec les questions de restructuration de certaines institutions et revoir la viabilité de certaines autres, surtout que ces derniers temps, on a vu fleurir les centres «internationaux» et les collèges, certains s’occupant de philosophie, d’autres d’anthropologie et d’histoire, de traduction, de politique culturelle ou de civilisation, autant d’organismes bien venus mais peut-être aujourd’hui peu prioritaires dans un département de la culture qui peine à couvrir les besoins culturels de base du citoyen.

Aujourd’hui, plutôt que de multiplier les structures et enchaîner les nominations et les gratifications, le ministère doit faire avec ce qui existe en évitant tous gaspillages de fonds et d’énergies. Ainsi, au lieu de dédoubler inutilement les services et les «offices», il faut revoir les missions des différentes directions déjà en place et au besoin, en élargir les prérogatives…

Par ailleurs, le fait culturel étant par définition transversal, la convergence des objectifs avec plus d’un département implique la mise en place de grands projets collaboratifs notamment avec le tourisme, l’éducation nationale, la recherche et l’environnement. Aussi, à une autre échelle, le ministère devrait désormais compter avec les collectivités locales et en faire ses partenaires premiers en termes d’actions culturelles propres. Sans cela, point de vraie décentralisation. Sans cela point de proximité avec le citoyen.

Telles sont, à titre indicatif, quelques unes des priorités que nous préconisons. Un autre plan pour la culture pourrait en retenir d’autres.

* Professeur des universités, directeur d’un laboratoire de recherche à l’université de Sousse.

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