Beaucoup de Tunisiens se demandent si nos services de réanimation pourraient parer la vague mondiale de contamination par le coronavirus (Covid-19) et si ces services seront en mesure d’accueillir un afflux massif de malade. Les avis sont variés et contradictoires. Dans la majorité des cas, ils nous provoquent ce petit frisson de malaise. Qu’en est-il au juste ?
Par Dr Kaissar Sassi *
Cette réflexion trouve son fondement dans une caractéristique majeur de ce coronavirus. L’infection par Covid-19 est asymptomatique dans la majorité des cas. Mais elle n’est pas anodine non plus. Elle peut se manifester par des formes graves surtout chez les patients multi-tarés ou âgés de plus de 70 ans. C’est dans ce cadre que l’aptitude des services de réanimation suscite les interrogations.
En Italie, on assiste actuellement à une catastrophe sanitaire. Plus de 1000 décès. Leurs services de réanimation se sont trouvés surpassés par l’horizon des évènements. Ils ont déclenché depuis une semaine le plan tri thérapeutique.
Le tri thérapeutique est le fait de ne pas réanimer les patients qui ont un mauvais pronostic par contrainte des moyens. Ce phénomène était connu jadis par la fameuse définition : la sélection naturelle.
Pour lever la confusion semée actuellement en Tunisie, j’ai décidé de rédiger cet article à titre informatif. Je vous annonce la couleur de ce que vous allez lire : nos réanimations vont exceller dans la lutte contre cette épidémie. Mais on se réserve le droit de faire quelques critiques.
La réanimation en tant que spécialité médicale, est-elle développée en Tunisie ?
Oui. On peut la considérer comme une fierté nationale.
Dès l’ouverture des premières facultés de médecine en Tunisie, les premiers responsables de la santé ont beaucoup investi dans ce secteur. La promotion de la médecine intensive (anesthésie-réanimation, réanimation médicale et urgence) était jugée primordiale. Cette spécialité a été considérée comme un pilier incontournable pour la promotion de notre secteur de santé.
En Tunisie, les urgentistes, les réanimateurs médicaux et les anesthésistes-réanimateurs sont très compétents et considérés comme des experts à l’échelle internationale. Les médecins seniors sont expérimentés et les résidents de ces spécialités sont bien formés et autonomes.
Depuis le début de la phase deux de l’épidémie, la Société tunisienne d’anesthésie et réanimation (Star) a anticipé son évolution et élaboré des recommandations scientifiques codifiant la prise en charge spécifique de cette maladie en ne laissant aucune faille scientifique. Le document de prise en charge a déjà été envoyé à tous les services responsables pour application !
On nous a dit que le nombre des médecins réanimateurs et personnels paramédicaux est insuffisant pour gérer cette catastrophe?
Faux ! On a une armée de blouses blanches et tenues bleues. Je peux vous garantir que le nombre de médecins formés à prendre en charge les patients en état critique est largement suffisant pour garantir la continuité de soins.
Dans ces circonstances, il ne faut pas se baser sur le nombre de médecins anesthésistes ! Il faut se baser sur le nombre de médecins ayant eu une formation ou une compétence en médecine critique.
Prenons l’exemple du pire scénario qui puisse survenir : l’atteinte de 5000 patients en Tunisie au cours d’une seule semaine, chose qui ne risque pas de survenir, vu nos mesures de prévention.
L’étude chinoise princeps qui décrit l’incidence de forme sévère et critique reporte un taux de 14% de forme sévère et 5% de forme critique dans les présentations cliniques.
Ces derniers 5 % nécessitent obligatoirement une ventilation mécanique. Donc on aura 700 patients en état sévère; un total de 4 patients pourraient être pris en charge par un médecin sénior et un médecin junior et deux infirmières; 250 patients en état critique : chaque deux patients seront pris en charge par un médecin sénior et un junior et une infirmière par patient. Ce qui nous amène à un besoin de 300 séniors et 300 juniors. Le médecin sénior peut être médecin urgentiste, réanimateur ou médecin anesthésiste. Le médecin junior est un résident en réanimation, en anesthésie, en urgence, en néphrologie ou cardiologie.
Je rappelle que les cardiologues et les néphrologues en Tunisie font une formation obligatoire en réanimation.
Notre réserve en médecin dépasse de loin ce seuil maximal de besoin. Mieux : à ce moment, la Tunisie possède le double de ce nombre sur son territoire. Le triple si on compte les résidents en médecine dans la deuxième phase de leurs cursus de formation, les résidents dits «résidents majeurs».
Rajoutons à cela 12.000 autres médecins toutes spécialités confondues qui pourront gérer la médecine de première ligne.
Les résidents en médecine sont le maillon fort de notre secteur de santé et seront un pilier dans cette bataille. Leur formation est jugée de haute qualité. Ces derniers apprennent dès le début de leur résidanat le sens de la responsabilité et la gestion du déroulement de l’activité clinique.
À cet instant, nous avons 400 «soldats» entre résidents en urgence, en anesthésie et en réanimation qui sont prêts à porter leurs blouses et sauver des vies.
Pour le personnel paramédical, cette question ne se pose même pas : on a plus que 5000 personnels paramédicaux hyper-formés pour travailler dans les réanimations. À savoir les techniciens d’anesthésie-réanimation, les techniciens d’urgence et les infirmiers de réanimation.
Est-ce que nous avons le nombre de lits de réanimation et le matériel nécessaire en cas de pic épidémique ?
Oui. Selon l’état des lieux fait dans le cadre d’une thèse en médecine du Dr. Hammas, intitulée «Structure et organisation des services de réanimation adulte de la Tunisie», on recense 331 lits de réanimation en Tunisie. Je porterai ce nombre à 400 puisque l’étude n’a pas inclus les services non hospitalo-universitaires comme le service de réanimation de Kairouan.
Certainement que tous ces lits ne sont pas disponibles à cet instant, puisqu’en dehors de l’épidémie du coronavirus, il y a d’autres urgences qui sont prises en charge. Mais la pièce maîtresse de la prise en charge des patients atteints de coronavirus n’a jamais été le nombre des lits ! La pièce maîtresse est le nombre des respirateurs. Car le Covid-19 provoque une détresse respiratoire dans les cas critiques (difficulté respiratoire) d’où la nécessité d’un ventilateur de réanimation pour ventiler le malade.
En Tunisie, on possède approximativement 500 ventilateurs (un par lit de réanimation) et une centaine dans les services chirurgicaux et quelques services de médecine telle que la pneumologie. Les estimations peuvent nous laisser penser qu’il y a 150 ventilateurs libres et fonctionnels à cet instant.
C’est insuffisant ! Il faut un parer immédiatement à ce manque. Le ministre de la Santé s’est penché la question depuis le début de l’épidémie et a bien avancé vers une solution. On doit considérer aussi la possibilité d’avoir recours aux respirateurs des cliniques privées. Et en plus de tout cela, on a une autre carte sous la manche à jouer dans les moments les plus difficiles : les respirateurs des blocs opératoires. Ces machines sont dédiées à l’activité anesthésique mais en cas de besoin ils peuvent nous secourir.
Donc, si on estime nos capacités, on peut penser pouvoir ventiler 700 patients conjointement : 400 respirateurs d’anesthésie, 200 respirateurs disponibles dans les hôpitaux publics, 100 respirateurs disponibles dans les clinique privées.
Tout de même, il y a une défaillance qu’on ne va pas pouvoir améliorer : le manque de dispositifs de circulation extra corporel (ECMO). Cet appareil sert à remplacer les poumons dans les cas les plus graves et jouer le rôle des alvéoles. En Tunisie, il est absent dans la majorité des CHU comme ceux de Fattouma Bourguiba à Monastir et de Farhat Hached à Sousse. Son intérêt est indéniable puisque il sauve des vies. Les autorités devront donc considérer l’achat urgent d’au moins de 10 ECMO pour pallier ce manque. Et je considère l’achat de ces ECMO comme une urgence sanitaire absolue
Est-ce que nos réanimations sont capables d’isoler les cas infectés dans les hôpitaux ?
Oui. Les dispositifs d’isolement ont déjà été mis en place par nos hygiénistes et nos infectiologues dans tous les hôpitaux. Les circuits d’acheminement des malades sont déjà tracés et leurs failles sont rares. Le matériel de protection nécessaire est disponible à savoir les masques FFP-2, les Charlottes, etc.
La seule critique qu’on se réserve concerne le système d’aération de quelques unités de réanimation. Mais il y a d’autres méthodes pour pallier ce problème.
Est-ce que tous les gouvernorats tunisiens ont les mêmes chances devant cette épidémie ?
Non ! La disparité régionale d’accès aux soins est toujours un problème d’actualité. Malheureusement, il existe des régions sur notre carte qui souffrent d’un manque énorme de moyens ainsi que de professionnels de santé. Tataouine, Siliana, Kef, Kasserine et Sidi Bouzid ne sont pas assez préparés, pour ne pas dire autre chose, pour faire face à une telle épidémie. Dans ces moments difficiles, il est inutile de revenir sur 60 ans d’échec. Mais au moins ça nous servira de leçon dans le futur.
Sur le plan pratique, il faut garantir le plus tôt possible un service de réanimation par gouvernorat avec toutes les dispositions nécessaires.
Est-ce qui il y a une réserve sanitaire pour la médecine de catastrophe en Tunisie ?
Non. Malheureusement, les autorités n’ont pas encore émis des décrets de réquisitions pour augmenter notre réserve sanitaire en cas d’explosion épidémique inattendue.
Il faut anticiper une telle situation et décréter des lois dites «extraordinaire». On peut nommer cette éventualité redoutée : Plan-Cov-Rouge
Je cite, à titre d’exemple, quelques décrets qui pourront avoir un impact majeur sur notre plan :
- 1- la réintégration immédiate des réanimateurs, des anesthésistes et des urgentistes partis en retraite ou démissionnaires au cours des deux dernières années;
- 2- la mise à la disposition du ministère de la Santé de tout le matériel de réanimation et d’isolement hygiénique disponible sur le sol tunisien;
- 3- le réquisition des structures privées de soins dans un plan national de dispatching des malades. Je ne doute pas que les cliniques privées seront les premières à apporter un soutien bénévole et une implication active;
- 4- l’interdiction de toute activité médicale dite à froid en dehors de la carcinologie et les autres urgences extrêmes sur tout le territoire tunisien, dans les secteurs aussi bien public que privé;
- 5- la révision du budget du ministère de la Santé et son augmentation aux dépens des autres ministères.
Chers concitoyens, les failles existent, mais on est dans une phase d’obligation de résultats. Notre objectif est de minimiser les dégâts et, ainsi, faire un «damage control» pour contrôler la situation. Ne vous n’inquiétez pas, nous serons à la hauteur de vos attentes.
* Anesthésiste-réanimateur.
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