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Le marché pétrolier s’effondre, l’économie mondiale broie du noir

Emportés par le déséquilibre croissant entre une offre surabondante et une demande en berne, les cours du pétrole brut, sévèrement bousculés par la propagation du coronavirus, accentuent leur chute et le baril de Brent tombe au plus bas depuis février 2016. Il descendra bientôt sous le seuil de 30 dollars. Ce recul du prix du pétrole s’accompagne sans tarder de l’effondrement des bourses, qui ont toutes viré au rouge. En attendant des jours sombres…

Par Hassen Zenati

Le monde des affaires broie du noir. À 65 dollars le baril de pétrole ces derniers mois, il respirait mal. À 20 dollars le baril d’ici l’été, comme n’hésitent plus à le prévoir des experts passablement pessimistes, il risque d’étouffer. En effet, si à la pompe les prix ont toutes les chances de battre des records à la baisse, à la grande satisfaction des automobilistes, les sociétés productrices, qui ont investi longtemps à l’avance dans l’exploration et la production, anticipant des prix relativement hauts, risquent de ne plus rentrer dans leurs frais et d’accumuler les pertes.

Les producteurs, vivant souvent sur la seule ressource pétrolière pour couvrir leurs besoins, verront, la boule au ventre, s’assécher leurs réserves en devises, ce qui risque de les mettre devant des obligations sociales de plus en plus contraignantes.

Le tableau très sombre du marché pétrolier et de la croissance mondiale
Vingt quatre heures après le scénario noir du lundi noir, 9 mars 2020, et malgré un rebond technique le lendemain, qui n’a pas effacé les pertes gigantesques de la veille, loin de là, les analystes continuent à peindre un tableau très sombre du marché pétrolier et de la croissance mondiale. Ils soutiennent que la baisse va s’inscrire dans la durée pour deux raisons complémentaires au moins.

La première est que l’offre de pétrole constatée depuis plusieurs mois déjà sur les marchés, du fait des facilités accordées par Donald Trump aux producteurs américains de gaz de schiste, qui se sont empressés d’actionner frénétiquement les pompages, sera difficile à éponger à court terme. Les Etats-Unis sont devenus autosuffisants. Ils se positionnent même en exportateurs, le cas échéant, lorsqu’ils veulent peser sur les cours.

Deuxième raison : alors que le marché semblait retrouver ces derniers mois les chemins salutaires de l’équilibre autour de 70 dollars le baril, le coronavirus est venu brutalement brouiller, sinon bouleverser la donne, en mettant pratiquement à l’arrêt les grandes économies mondiales et en comprimant de ce fait la demande d’énergie.

Très peu de temps après la décision radicale de l’Italie, après la Chine, de mettre en «quarantaine» d’abord le nord du pays, son poumon économique, puis le pays tout entier passé au rouge, un vent de panique s’est mis à souffler sur le monde de la finance. Les cours du pétrole se sont effondrés de 25% sur les places asiatiques, s’affichant à 35 dollars de baril, pour le brut américain. Il dégringolait à 34 dollars pour le Brent de la Mer du Nord sur les places européennes. La baisse suivait une première perte de 9% par baril. Et ce n’est qu’un début : la banque Goldman Sachs, très investie sur les marchés pétroliers, pronostique un baril à 20 dollars à terme. Aucun «gourou» ne l’avait prévu.

L’abondance du pétrole de schiste est devenue le maître du jeu pétrolier

Cependant au-delà des variations de ces données physiques et de marché, on assiste à une partie politique serrée de billard à trois bandes entre l’Arabie Saoudite et la Russie, sous l’arbitrage lointain de l’incontournable Donald Trump, qui, depuis que son pays dispose de pétrole de schiste en abondance, est devenu le maître du jeu pétrolier.

Premier temps : les producteurs de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP), inquiets des effets du coronavirus sur la croissance mondiale et, par ricochet, la demande de pétrole, décident de proposer aux producteurs non-OPEP une réduction volontaire de leur production à hauteur de 1,5 millions de barils-jour, répartie selon les clés habituelles de l’ancien Cartel. Mais la Russie, deuxième producteur mondial, refuse la proposition et la réunion tourne illico presto au fiasco. Moscou explique que le maintien artificiel de prix élevés serait à l’avantage du pétrole de schiste américain, dont elle ne veut pas encourager la production.

Deuxième temps de ce drame planétaire qui s’est noué en quelques heures : prenant acte du refus de la Russie, l’Arabie Saoudite fait immédiatement volte face, entre dans l’arène et décide de changer brusquement de stratégie. Alors qu’elle vient de perdre un cinquième de ses exportations vers la Chine (20%), son premier client, à cause du coronavirus, elle déclenche une baisse unilatérale des prix, pour s’engager dans une politique sauvage de prise de parts de marché, au lieu de la politique de soutien des cours qu’elle a suivie jusqu’à présent. S’il a surpris ses partenaires de l’OPEP, son geste courroucé n’a nullement offusqué la Russie, alors qu’il était dirigé principalement contre elle.

Habile joueur d’échec, Poutine joue sur plusieurs fronts

Par son refus de répondre à la demande de l’OPEP, dont il n’est que la «compagnon de route», sans en faire partie, Vladimir Poutine veut tabler sur ses importantes réserves de devises accumulées durant les trois dernières années, et la baisse relative de la part des hydrocarbures à la fois dans les exportations de son pays et dans ses ressources budgétaires. À condition que cela ne dure pas longtemps. Mais le pari est loin d’être gagné.

Pour la Russie, en effet, l’adversaire du moment est Donald Trump. Elle veut lui faire payer sa stratégie affichée de sabotage du projet de gazoduc reliant la Sibérie à l’Allemagne, le Nord Stream 2, et ses manœuvres hostiles pour faire tomber son allié vénézuélien soumis depuis des mois à une implacable pression de la part de Washington pour qu’il lâche les rênes au profit de l’opposition libérale.

Pour Vladimir Poutine, le temps des complicités avec l’Arabie Saoudite, est révolu. Il estime avoir gagné la guerre en Syrie, s’être mis en bonne intelligence avec l’Iran, qu’il s’emploie à protéger contre un éventuel retour de bâton d’Israël ou de Washington, et en capacité de négocier directement avec Recep Tayyip Erdogan en Turquie, ennemi héréditaire des Saoudiens. En revanche, selon lui, Riyad a perdu la guerre du Yémen, et elle est engluée dans une guerre de succession, qui l’affaiblit à l’intérieur et la déconsidère sur le plan international.

L’Arabie saoudite, dans la tourmente, retient son souffle

Alors que le pays vit dans une fébrile attente d’une échéance fatale : le décès du roi Salman (85 ans), l’un des derniers enfants encore vivants du roi Ibn Saoud, fondateur du Royaume en 1932, son fils Mohammed Ben Salman (MBS pour les intimes), prince-héritier en titre, a pris les devants en jetant en prison son oncle, soupçonné de chercher à remettre en cause l’ordre de succession, ainsi que d’autres membres de la famille royale, selon le ‘‘Wall Street Journal’’ et le ‘‘New York Times’’.

Depuis qu’il a été désigné par son père pour lui succéder directement, contrevenant ainsi à l’ancienne tradition établie de l’ordre de succession depuis le fondateur du Royaume, MBS, devenu l’homme fort du régime wahhabite, a étendu sa mainmise sur le pays en s’attaquant directement au puissant «clan des princes» qui lui faisait de l’ombre. Dès son avènement, il s’est employé à neutraliser un certain nombre d’oligarques, pris dans une gigantesque rafle, avant d’être confinés dans un hôtel super-luxueux, jusqu’à ce qu’ils reconnaissent son pouvoir et avouent appartenir au «parti de la corruption». Beaucoup de ces anciens notables devenus «otages», selon leurs proches, ne sont toujours pas autorisés à quitter le pays. Le nouveau coup de force s’inscrit dans le sillage du premier et tend à indiquer que MBS se sent plus fragile que jamais. Preuve supplémentaire de ses inquiétudes : prenant prétexte du coronavirus, MBS a mis en «quarantaine» la région de Qatif, peuplée à majorité de chiites, considérés par les sunnites saoudiens comme des «ennemis mortels».

Dans cette partie serrée, Poutine a sans doute un coup d’avance

Habile joueur d’échec, Vladimir Poutine tente de mettre à profit ces fragilités, accentuées par la chute des prix du pétrole, et les conséquences désastreuses pour les finances du Royaume de la guerre des prix déclenchée par MBS lui-même, dans un geste, semble-t-il, irraisonné : la bourse saoudienne a plongé, tandis que l’action de la compagnie pétrolière Aramco, coffre-fort du Royaume, introduite récemment en bourse, encaissait une baisse la ramenant en dessous de son prix d’introduction (8,5 dollars). Autour de Riyad ce sont toutes les autres bourses du Golfe: Koweït, Dubaï, qui trinquent à la même hauteur. Enfonçant le clou, le ministre russe de l’Energie Alexandre Novak soulignait récemment «qu’à partir du 1er avril (échéance du dernier accord de réduction de la production), ni l’OPEP ni les non-OPEP n’auront plus de restrictions» de production à observer.

Face à une demande au plus bas, l’inondation du marché devrait signer une nouvelle dégringolade, peut-être sans fin des prix. En plus d’entraver la capacité de l’OPEP de jouer le rôle de stabilisateur des prix du pétrole, la fin de l’entente russo-saoudienne risque d’accentuer la volatilité des prix du pétrole et de nourrir une plus grande instabilité géopolitique.

Dans la partie délicate qui est en train de se jouer au niveau mondial, Vladimir Poutine a sans doute un coup d’avance. Encore faut-il que dans cette course de fond, il puisse tenir la distance.

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