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Covid-19 : la Tunisie aux prises avec un parlementarisme toxique ?

Ghannouchi et Ennahdha ne veulent rien relâcher au chef de gouvernement Fakhfakh.

Alors que la pandémie du covid-19 sévit dangereusement, le parlement tunisien joue le bras de fer avec un gouvernement qui se démène comme il peut, face aux urgences sanitaires et contingences socio-économiques liées. Un parlementarisme obstructeur, pathétique et révoltant!

Par Dr Moktar Lamari *

À l’échafaud, depuis deux semaines, le gouvernement Fakhfakh demande au parlement le pouvoir de légiférer par ordonnance (pour 2 mois), et ce pour agir en urgence contre le covid-19. Peine perdue, les parlementaires tergiversent depuis deux semaines et veulent tout contrôler : l’action gouvernementale et l’action collective. Pourquoi et quels sont les enjeux?

Le coronavirus, comme enjeu de pouvoir

En cause des parlementaires indifférents, désabusés, jusqu’au-boutistes et capables de sacrifier l’urgence sanitaire sur l’autel des rapports de force politiques. Alors que les sirènes des ambulances raisonnent partout en Tunisie et que l’économie est quasiment paralysée, les partis représentés au parlement se disputent le pouvoir et lorgnent le contrôle de l’aide internationale apportée à la Tunisie en cette période pandémique.

Pathétique et révoltant! Le parlement, présidé par le cheik Rached Ghannouchi, fondateur du parti islamiste Ennahdha, ne veut rien céder au gouvernement d’Elyes Fakhfakh, récemment nommé, pourtant grâce à un vote de confiance des mêmes parlementaires.

En pleine crise sanitaire, en pleine crise économique et sociale, nous avons vu la semaine dernière un député déposer en urgence une loi voulant pénaliser les discussions et les débats politiques sur les réseaux sociaux, surtout sur Facebook. Un député affairiste qui a certainement voulu faire diversion, détourner l’attention du covid-19, pour faire passer en catimini une loi jugée antidémocratique et autoritaire dans ses fondements et ses aspirations.

Les tensions et le bras de fer politiques sont à leur comble. Les trois pouvoirs gérant la Tunisie d’aujourd’hui sont en guerre larvée entre eux, plutôt que de se serrer les rangs et faire front commun contre la pandémie.

Le pouvoir législatif, dominé par les islamistes du parti religieux Ennahdha veut imposer ses empreintes sur toutes les décisions ayant trait à la gouvernance de la crise et ses leviers : fiscaux, municipaux, réglementaires, etc.

Le pouvoir présidentiel ne laisse rien passer non plus! Le président Kaïs Saïed déclare en public que «la Tunisie dispose des budgets requis, mais ce qui fait défaut c’est l’allocation et la distribution de l’aide aux plus démunis et les plus impactés par le confinement total imposé». Il va plus loin, le président monopolise l’attention des médias pour, notamment, critiquer le rendement des mesures gouvernementales prises dans le cadre de la lutte à la pandémie. Ce faisant, et comme à son habitude, il ne présente aucun indicateur, aucune statistique ou donnée probante étayant ses jugements et sa rhétorique au sujet de la pandémie.

Au niveau du chef du gouvernement, l’enjeu consiste à se doter de plus de marges de manœuvre dans la valorisation de l’aide internationale, dans la prise de décision, pour mobiliser et allouer les ressources selon les priorités et les parties prenantes impactées: entrepreneurs, consommateurs, industriels, etc.

Quatre milliards de dinars en aides internationales

Le chef de gouvernement reconnaît indirectement que l’équivalent de 1,4 milliard de dollars (environ 4 milliards de dinars tunisiens) a été mobilisé, en aide d’urgence, durant les trois dernières semaines auprès du FMI, de la Banque Mondiale, de l’Union européenne, de la BAD, du FADES, de la Chine, du Qatar, etc.

Un montant colossal et qui représente presque 14% du budget de l’État. Un montant qui se trouve subitement entre les mains du gouvernement Fakhfakh pour mettre en œuvre et dans l’urgence toutes les mesures de lutte au Covid-19, de prise en charge des répercussions socio-économiques.

Une manne providentielle qui fait saliver Ghannouchi, le président du parlement, et ses troupes. Ils veulent tous s’immiscer dans la gouvernance de la crise, en voulant être juges et parties. Juges en exerçant leur rôle parlementaire de contrôleur de l’action du gouvernement et parties en mettant la main sur la gouvernance financière et opérationnelle de l’état d’urgence sanitaire. Tous savent que la Tunisie va bénéficier de suffisamment d’aides économiques de la part de ses partenaires internationaux. L’aide afflue de jour en jour, et c’est tant mieux!

Il y a une sorte de chantage et d’abus de pouvoir manifeste de la part de Ghannouchi et les députés de son parti, qui ne reculent devant rien pour soumettre le chef de gouvernement à leurs diktats en cette situation de crise, situation où tous les religieux espèrent faire du capital politique en distribuant de l’aide et en jouant les Samaritains.

En voulant freiner au maximum le gouvernement Fakhfakh, les parlementaires tunisiens veulent aussi servir leur électorat, imposer leur agenda et pourquoi pas leur région, leurs et réseaux et groupes de pression affiliés.

Ils ne veulent surtout pas que les dividendes politiques de cette gestion de l’aide internationale soient valorisés et récupérés par Elyès Fakhfakh, un chef de gouvernement ambitieux, ayant démontré sa combativité politique, la sagacité de ses stratégies de mobilisation du capital social et des liens de sympathie au niveau international.

Ce qui est certain, le parlement actuel est jugé toxique de par ses démarches tordues et ses pressions inexpliquées sur un gouvernement en pleine guerre contre une pandémie inédite dans l’histoire contemporaine de la Tunisie.

Ce parlement est aussi calamiteux en raison des inconduites d’un très grand nombre de parlementaires sur lesquels pèsent des soupçons de spéculation, de blanchiment d’argent, de terrorisme, de corruption, de violences verbales lors des débats parlementaires, etc.

Pour toutes ces raisons, les parlementaires de la nouvelle législature (2019-2020) ont perdu la confiance du public. Et le pire, ceux-ci ne semblent pas se rendre compte du niveau d’insatisfaction qu’ils suscitent chez les citoyens et opérateurs économiques.

Cette insatisfaction prend de l’ampleur et donne des ailes à la société civile et surtout aux organismes à but non lucratif qui supplantent et de plus en plus les partis dominants, par leurs actions sur le terrain de l’aide aux victimes du coronavirus et de l’appui direct aux communautés impactées par les mesures de confident général.

Cela dit, tous ces montants monétaires consentis sous forme de dons et de prêts internationaux sont dans leur essence motivés par les impératifs voulant réformer structurellement l’économie, moderniser l’État, introduire plus de flexibilité dans l’économie.

Le temps c’est l’argent, et cela n’est pas suffisamment compris par les partis dominants au sein du parlement. Le débat parlementaire autour de la délégation de certains pouvoirs du chef du gouvernement dure depuis presque 15 jours, alors que le pays est quasiment fermé avec tout ce que cela comporte comme urgences en matière d’aide aux victimes et mesures exceptionnelles d’applications du confinement total. Sur la vingtaine de mesures d’aides d’urgence, les deux tiers ont besoin de textes de lois facilitant leur application.

La Tunisie ne peut plus se permettre autant d’irresponsabilité au sein d’un parlement noyauté par les groupes d’intérêt, par un populisme abrasif et par des idéologies fanatisées. Un parlement, où un grand nombre d’élus veulent obtenir plus de pouvoirs et surtout plus de privilèges, qu’ils n’ont pas pu obtenir ailleurs, et grâce à des compétences et mérites confirmées.

En conclusion, rappelons que les bailleurs de fonds internationaux s’attendent à ce que la gouvernance de l’après covid-19 soit différente de celle de l’avant covid-19. Ils tiennent mordicus aux réformes structurelles convenues, notamment avec le FMI (en 2016) et qui tardent à venir.

* Universitaire au Canada.

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