Face au silence de l’État au sujet des impacts économiques de la pandémie du Covid-19 en Tunisie, des organismes internationaux multiplient les études et investigations (PNUD, IFPRI, FMI, Fitch, etc.). Or, si les études se multiplient, leurs résultats ne se ressemblent pas. Pire, ils se contredisent ! Un méli-mélo qui inquiète les opérateurs économiques. Enjeux et implications…
Par Moktar Lamari, Ph. D.
L’étude du PNUD est contredite par celle de l’IFPRI
La dernière étude en date est financée par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Elle mesure les impacts de la Covid-19, notamment en termes de récession, de pauvreté et de chômage. L’étude, dont la sortie était annoncée cette semaine en grande pompe par le ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale (MDICI), est plutôt conservatrice dans ses estimations et minimaliste dans ses explications.
Dans une soixante de pages, les auteurs estiment la récession pour 2020 à -4,4%, avec un une augmentation du chômage de 275.000 chômeurs (taux passant de 15% à 21%), une paupérisation d’un coup d’un demi-million de citoyennes et citoyens (+475.000), une contraction des investissements de -5% et un terrible repli de la consommation de – 8%.
Lors de la conférence de presse, le ministre Selim Azzabi a annoncé que la croissance serait plutôt entre -6% et -7%. C’est assez curieux que l’oral du ministre soit si dissonant avec le communiqué de presse.
Ces impacts sont estimés pour les trois mois de confinement. La méthode utilisée s’appuie sur une matrice de données mesurant les inputs-outputs (approvisionnement et écoulement) de 16 secteurs économiques (avec des données basées sur 2015). L’étude fait appel à des simulations économétriques d’un modèle à équations multiples, axé sur un équilibre macroéconomique général.
Il y a trois semaines, une autre étude a été menée par l’International Food Policy Research Institut (IFPRI), basé à Washington, un institut américain de recherche appliquée, avec la collaboration de partenaires tunisiens, arrive à des résultats diamétralement opposés, utilisant quasiment la même matrice de données et la même modélisation de calcul (appliquée par un autre logiciel).
L’étude IFPRI est plus détaillée. Elle nous informe que suite à un confinement de trois mois le taux de croissance chuterait de moins 11,6%, avec une perte provisoire de 475.000 emplois (taux de chômage passant de 15% à 26%) et une pauvreté qui pénalise presque autant de personnes. La paupérisation serait plus forte dans les quartiers déshérités urbains, que dans les ns les milieux urbains que ruraux.
Qui dit vrai et pourquoi de tels écarts ?
Utilisant les mêmes données, presque la même approche de simulation, les deux études procurent des résultats qui varient en moyenne du simple au double pour le taux de récession (4,4% versus 11,6%) et le nombre des emplois détruits (275.000 versus 470.000).
C’est anormal! Plusieurs explications sont plausibles.
Si les deux études sont, à l’évidence, très bien menées dans leur démarche empirique et leur modélisation théorique, elles ne semblent pas adopter les mêmes hypothèses prévisionnelles et n’abordent pas suffisamment les analyses de sensibilités aux risques face à des incertitudes différemment considérées.
Or, dans ce type de recherche, l’analyse de sensibilité aux risques permet de tester les résultats en «choquant» les équations par des doses variables d’optimisme, de réalisme ou de pessimisme. Et cela se fait par des variations croisées et successives dans les équations et particulièrement en modifiant les coefficients techniques qui permettent de supputer l’avenir et le comportement des branches et secteurs économiques considérés (analyse de risques avec une simulation connue sous l’appellation Montécarlo).
À l’évidence, l’étude de l’IFPRI s’est prêtée davantage aux tests de sensibilité aux risques et a réservé plus place aux vérifications de la robustesse des équations retenues et scénarios plausibles.
Cela dit, dommage que pour les deux études, les auteurs ne mentionnent pas explicitement les limites de leur démarche et les marges d’erreur statistiques permettant de mieux saisir les intervalles de confiance statistiques de chacun des indicateurs obtenus.
Plus grave encore, les deux études ne semblent pas se distancer de la même façon vis-à-vis du pourvoir politique et pressions partisanes liées.
Politisation des indicateurs d’impacts économiques
L’étude du PNUD a été préfacée par un ministre en exercice au sein du gouvernement Fakhfakh. Et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit du ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale. Une telle préface induit en erreur et porte à penser qu’on a ici un document gouvernemental, officiel… La préface en question avoue implicitement l’encadrement et l’acquiescement directs d’un ministre du gouvernement ayant géré la crise de la pandémie du Covid-19… et se trouvant ainsi juge et partie.
Pour l’étude menée par l’IFPRI, on est en présence d’un organisme de recherche rompu aux investigations empiriques, menées de façon libre et autonome du pouvoir politique, ou de ses relais directs. Cela évite les partis-pris et les positions de juge et partie, constatées dans l’étude du PNUD.
Vraiment dommage que le PNUD-Tunisie se fasse piéger dans les méandres du jeu politique prévalant aujourd’hui en Tunisie. Le PNUD et les auteurs, très respectés par leurs collègues, perdent des plumes en matière de neutralité et d’objectivité.
On peut imaginer que les auteurs aient voulu ne pas trop s’éloigner des prévisions du FMI (début mars 2020) et ceux de la Banque mondiale. Ceci met en cause la crédibilité des résultats et de l’institution (PNUD), car il est impossible d’avoir les mêmes résultats que le FMI (avec les hypothèses de début mars) alors que l’économie tunisienne a été complètement à l’arrêt pendant au moins huit semaines.
L’IFPRI a publié son étude sous forme d’une policy paper, répondant aux critères de publications scientifiques retenus dans les milieux universitaires et les comités de pairs qui jugent de la validité de tels travaux d’évaluation d’impacts. Il suffit de regarder les listes d’articles cités en référence pour voir la différence dans la prise en compte du savoir scientifique versus les indications et documents venant des organismes internationaux et références non évaluées par les pairs.
Il ne faut pas être naïf, dans le cas de l’étude du PNUD, les indicateurs et analyses obtenus sont politiquement lissés, au point de devenir une arme à double tranchant: en plus de l’information économique intrinsèque qu’ils véhiculent, ils ont une portée politique significative et cruciale quand il est question d’évaluer le calibrage (sévérité), la cohérence, la faisabilité, l’efficacité, l’efficience des actions engagées par le gouvernement Elyes Fakhfakh pour contrer la Covid-19, durant les trois mois du confinement.
On peut le deviner, pour le ministre, ces indicateurs doivent être soft, pour ne pas «faire des vagues» qui peuvent servir à blâmer des décisions (et des décideurs), voire même à limoger un ministre ou carrément même faire tomber le gouvernement Fakhfakh, dans son ensemble.
Et vous l’avez compris, ceci explique cela: l’encadrement rapproché du ministre du MDICI et de ses équipes dans l’édition, la réalisation et la diffusion de l’étude du PNUD ne peut pas être compris autrement. Un tel encadrement ne favorise pas la neutralité que doit caractériser de telles études lourdes conséquences en matière d’aides publiques, de compensations des secteurs sinistrés et d’évaluation du bilan de l’actuel gouvernement.
Où sont les statistiques de l’INS et de la BCT à ce sujet ?
La question est brûlante! Depuis le début de la pandémie au début mars 2020, plusieurs observateurs se demandaient pourquoi le gouvernement tunisien sature les médias et les citoyens par les indicateurs et conférences de presse au sujet de l’évolution de la pandémie, en mettant de l’avant toutes sortes de statistiques de santé… et pourquoi garde-t-il un silence total sur les données économiques, budgétaires et monétaires en lien aux impacts de la Covid-19?
Le black-out sur les données économiques liées au Covid-19 est regrettable, puisqu’il nourrit l’opacité, renforce l’asymétrie d’information et cultive un sérieux risque moral… et de perte de confiance.
On peut se demander pourquoi l’Institut national de la statistique (INS) n’a pas produit ses estimations propres ? Pourquoi la Banque centrale de Tunisie (BCT) n’a pas fait autant ?
Le ministère des Finances et le MDICI auraient dû aussi publier et régulièrement leurs données de suivi, leurs indicateurs et leurs notes de conjoncture au sujet des impacts de la Covid-19 en Tunisie.
Lors de la préparation de cette chronique, nous avons tenté d’appeler les responsables de la Direction générale des prévisions au MDICI, vainement, la direction et responsables étaient aux abonnés absents. La volonté de maintenir et de cacher l’information est patente!
Le ministère des Finances dispose de données quotidiennes de l’état des recettes au niveau de la trésorerie générale, ces données sont factuelles et on aurait aimé les voir diffusées publiquement et au jour le jour, pendant cette crise.
Ailleurs dans le monde, les organismes statistiques, les banques centrales et les ministres des finances communiquent régulièrement au sujet des impacts économiques prévisibles de la pandémie. Tous le font de façon professionnelle, sans vacarmes… avec des marges d’erreur compréhensibles, des mises à jour et une crédibilité qui rassurent les investisseurs et autres agents économiques.
À se demander pourquoi ce n’est pas le cas en Tunisie.
1-Est-ce un problème de (in) compétence en prévisions économiques? Le FMI a, dans l’un de ses plus récents rapports sur la Tunisie, déploré la fréquence des erreurs de prévisions en matière d’estimation du taux de croissance et des équilibres budgétaires.
2- Où est-ce un problème politique lié à une rétention volontaire d’information, motivée par des considérations peu éthiques (au sein du gouvernement) et centrées sur des enjeux du pouvoir politique et d’intérêts bassement partisans?
Autant de questions auxquelles le gouvernement actuel doit apporter des réponses rapides et publiques. C’est ainsi que la Tunisie pourrait rassurer ses acteurs économiques et restaurer la confiance dans les estimations prévisionnelles en matière économique, budgétaire et monétaire.
* Universitaire au Canada.
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