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Hichem Mechichi doit assumer ses choix jusqu’au bout

Onze ministres, nommés par le chef de gouvernement Hichem Mechichi et adoubés par l’Assemblée des représentants du peuple ARP), sont, depuis le 27 janvier 2012, dans l’antichambre de leurs ministères en attente d’entrer dans leurs bureaux. Le président de la république Kaïs Saïed refuse de leur en remettre les clés. La question qui se pose est la suivante : dispose-t-il réellement de ces clés ?

Par Mounir Chebil *

En effet, tard dans la nuit du 26 janvier, l’ARP a approuvé le remaniement partiel proposé par le chef du gouvernement avec plus que les 109 voix requises. Seulement, le président de la république refuse qu’ils prêtent serment devant lui et de procéder à leur nomination officielle pour qu’ils puissent entrer dans leurs fonctions. En motivation de sa décision, il a soulevé le prétexte que des présomptions de corruption et de conflits d’intérêts pèsent sur quatre membres de la nouvelle équipe gouvernementale. Mais est-il en droit d’agir de la sorte et de provoquer un blocage institutionnel ?

La réponse à cette question ne méritait pas tant de polémiques juridiques, politiques et médiatiques. La Constitution tunisienne de janvier 2014 est claire sur la question de la nomination des ministres ayant obtenu la confiance des députés par le président de la république et celle de la prestation de serment par ces derniers.

L’article 98 énonce qu’après le vote de confiance au gouvernement par la majorité des députés, «le président de la république procède sans délai à la nomination du chef du gouvernement et de ses membres. Le chef du gouvernement et les membres du gouvernement prêtent, devant le président de la république, le serment suivant…»

Tollé autour d’un caprice présidentiel

Il ressort de la lettre de ce texte que le président est tenu de procéder à la nomination des ministres ayant reçu la confiance des parlementaires. Il ne peut se détourner de cette obligation. Dans ce domaine, sa compétence n’est pas discrétionnaire. Il dispose d’une compétence liée. Le texte n’a pas recouru au verbe pouvoir pour donner au président de la république la possibilité de refuser de se plier à cette injonction. La compétence du choix des ministres, à l’exception de ceux de la défense et des affaires étrangères, relève du chef de gouvernement. Celle d’accepter ou de refuser l’équipe gouvernementale est attribuée à l’ARP par le vote de confiance.

En considération du principe de séparation des pouvoir, le parlement ne peut cumuler les deux compétences, celle de désigner les ministres et celle de les nommer. Donc, le président de la république, en tant que chef de l’Etat, doit nommer les ministres ayant obtenu la confiance des parlementaires qui bénéficient de la légitimité populaire de par son élection au suffrage universel, sans délai, «fawran» selon le texte arabe, c’est-à-dire immédiatement. Ainsi, la nomination des nouveaux ministres ne devrait-elle pas dépasser la journée du 27 janvier étant donné que le vote de confiance à été au soir de la journée du 26. C’est là toute la signification du terme «fawran» qui est tout à fait différent de la notion du délai raisonnable comme le soutiennent certains commentateurs. Ce terme doit en principe couper court à tout le tollé fait autour du caprice présidentiel.

La nomination et la cérémonie de la prestation de serment ne seraient qu’une procédure devant donner, tout au plus, à l’investiture des ministres, un caractère officiel et solennel par égard à la notoriété du président de la république qui est de surcroît élu au suffrage universel. Aux termes de l’article 72 de la constitution tunisienne de janvier 2014, il est le chef de l’Etat et le symbole de son unité. Ainsi, doit-il en cette qualité bénéficier de la considération et des honneurs qui lui sont dus. La nomination des ministres entre dans ses compétences honorifiques. Elle serait plus une accréditation d’une décision prise par une autorité autre que lui.

Le président se doit d’agir positivement

En conclusion, le président de la république ne peut refuser la nomination d’un ministre ayant au préalable reçu la confiance des députés. Même s’il y a une certaine imprécision du texte en cette matière, il ne doit pas provoquer les blocages institutionnels. Il se doit d’agir positivement, puisque suivant cet article, il garantit la continuité de l’Etat. Ce principe ne doit pas souffrir de blocages surtout s’ils étaient abusifs.

Par ailleurs, le président veille au respect de la constitution qui a conféré à l’ARP de désigner les membres du gouvernement par un vote de confiance. Et c’est à cette ARP, en principe, de les révoquer par un vote de défiance, étant donné que les ministres sont responsables de leur gestion devant cette dernière et non devant le président de la république.

Devant la persistance du président de refuser la nomination des nouveaux ministres, le chef du gouvernement peut-il passer outre ce refus et ordonner l’entrée en exercice des nouveaux ministres ?

En principe, si la Cour constitutionnelle était constituée, ce litige entre le chef du gouvernement et le président de la république aurait été déféré devant elle pour trancher. Devant l’absence de cette cour et l’intransigeance du président de la république, le chef de gouvernement est dans l’impossibilité d’obtenir la nomination des ses ministres. Or, il demeure responsable de sa gestion devant le parlement, chose qu’il ne peut théoriquement assurer avec des ministres sortants dont les pouvoirs sont réduits aux affaires courantes d’une part, et qu’il est tenu de veiller à la continuité du service public qui, au-delà des affaires courantes, s’étend aux tâches de programmation, de planification et d’investissement, d’autre part.

Le Tribunal administratif n’est pas habilité à légiférer

Devant cette impossibilité, le chef de gouvernement peut procéder au remaniement ministériel et ordonner la prise de fonction des nouveaux ministres. Certains ont soutenu que les actes des nouveaux ministres pouvaient faire l’objet de recours pour excès de pouvoir devant le Tribunal administratif étant donné l’illégalité de l’acte du chef du gouvernement par lequel il les a investis dans leurs fonctions après le refus du président de procéder à leur nomination. Pour prendre les termes de René Chapus, on remarque : «Ordinairement, un acte contraire aux normes qu’il devait respecter est, sans plus, illégal (ou synonymement, irrégulier ou entaché d’excès de pouvoir). Et il est frappé d’inexistence juridique du fait de son annulation, si elle est prononcée, qui l’envoie au néant, et emporte l’inexistence des mesures que l’administration prendrait relativement à lui (1).»

Seulement rien qu’au niveau de la recevabilité, le Tribunal administratif s’est déclaré incompétent pour trancher ce genre de litige. Car, les actes administratifs susceptibles de recours pour excès de pouvoir sont les actes unilatéraux des autorités administratives ayant le caractère exécutoire et faisant grief. Néanmoins, la jurisprudence administrative tunisienne s’est alignée sur une doctrine et une jurisprudence administrative française constante qui ont soutenu que les décisions administratives sont deux types :

  • les actes administratifs ayant trait à l’organisation et le fonctionnement de l’administration et ses rapports avec les usagers, «les actes du président de la république, du Premier ministre ou des autorités en dépendant pris sous le régime de puissance publique.
  • les actes de gouvernement que sont les actes du pouvoir exécutif concernant ses rapports avec le parlement ou d’autres autorités constitutionnelles et étrangères.

Le Conseil d’Etat français a confirmé à plusieurs reprises cette position : «le président de la république a mis en application l’art. 16 de la constitution du 4 octobre 1958, que cette décision présente le caractère d’un acte de gouvernement dont il n’appartient ni au Conseil d’Etat ni d’apprécier la légalité, ni de contrôler la durée». Dans le commentaire de cet arrêt on peut lire : «Mais certains de ses pouvoirs (les pouvoirs du président) intéressant les rapports du parlement et du gouvernement et, à ce titre, leur exercice n’est évidemment pas susceptible d’être critiqué devant le juge (2)».

Le Tribunal administratif tunisien s’est aligné sur le conseil d’Etat français en déclarant : «Le recours pour excès de pouvoir n’est recevable que si l’acte attaqué a une nature administrative, unilatérale, faisant grief et ayant des effets sur les situations juridiques dominantes. Ce qui implique l’exclusion du contrôle juridictionnel , les actes et les comportements de l’administration qui sortent du cadre de sa fonction administrative mais entrent dans le cadre des actes de gouvernement que l’administration exerce conformément à la constitution et à ses principes, comme les actes en rapport avec le pouvoir législatif, ou les pays étrangers et les organisations internationales, les actes relatifs la dissolution du parlement et à l’appel à des élections anticipées et l’appel à référendum» (3).

Méchichi a les mains libres

Partant de cette jurisprudence, on peut soutenir que ni le refus du président, ni l’acte du chef du gouvernement par lequel il investit les nouveaux ministres dans leurs fonctions en outre passant le refus du président des les nommer, ne sont susceptible de recours pour excès de pouvoir ni par voie d’action ni par voie d’exception. Ces recours sont irrecevables par le Tribunal administratif.

Indépendamment de la question au fond, on est en présence d’actes de gouvernement, de portée politique, puisque d’une part ils mettent en rapport les deux autorités de l’exécutif, dans le cadre d’un exécutif bicéphale, et par ricochet le président avec l’ARP et d’autre part, avec les ministres en tant qu’autorité politique faisant partie du pouvoir exécutif. Par conséquent, le chef du gouvernement Hichem Méchichi a les mains libres et doit assumer ses choix et d’en répondre devant l’Assemblée des représentants du peuple.

* Haut fonctionnaire à la retraite.

Notes:
1- René Chapus, ‘‘Droit administratif général’’, T1, 9e édition, Montchrestein – Delta, 1995 p 890 et 891 n°1033.
2- C.E., 2 mars 1962, ‘‘Les grands arrêts de la jurisprudence administrative’’, Sirey, 2 octobre 1984, pages 501 et 504. Voir aussi, C.E., 2 novembre 1951, JCP, 195é, 2, 681O, note Vedel, rapporté par Georges Vedel, ‘‘Droit administratif’’, Presse universitaire de France, page 116.
3- Première instance, Tribunal administratif, affaire Ben Sédrine/Premier ministre, n°26757, 15 juillet 2008, jurisprudence du Tribunal administratif de l’année 2008, Groupement Latrach avec la collaboration du Tribunal administratif, Tunis 2010, p. 151.

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