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L’ATFD saisit les Nations unies à propos des violences contre les femmes en Tunisie

Yosra Frawes / Dubravka Simonovic.

A l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2021, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) s’est adressée, dans la lettre reproduite ci-dessous, à la Rapporteuse spéciale des Nations unies sur les violences contre les femmes, pour tirer la sonnette d’alarme face à la montée sans précédent des violences sexistes qui ciblent en particulier les activistes féministes et les femmes politiques en Tunisie.

A l’aimable attention de madame Dubravka Šimonović, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences,

Chère madame,

L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) est l’une des plus anciennes associations féministes de la Tunisie. Créée en 1987, elle a installé en 1993, le premier Centre d’écoute et d’orientation des femmes victimes de violences (CEOFVV) en Tunisie et en Afrique. Outre la prise en charge des femmes victimes de violences, elle conduit des plaidoyers afin que l’Etat tunisien remplisse ses obligations de diligence raisonnable en matière de violences.

En 2004, elle parvient à faire adopter une loi incriminant le harcèlement sexuel et en 2014, l’inscription dans la Constitution tunisienne de l’obligation pour l’Etat d’éliminer les violences à l’égard des femmes.

En 2017, une loi a été adoptée par le parlement relative à l’élimination des violences contre les femmes à laquelle l’ATFD a collaboré en amont, lors de sa rédaction et en aval, en effectuant un lobbying auprès des députés afin que le projet de loi soit adopté.

En 2013, l’ATFD s’était déjà adressée à la Rapporteuse Spéciale, madame Rachida Manjoo, à propos de l’affaire du viol de «Meriem» par des agents de police. Afin de garantir l’impunité des agresseurs, la jeune femme avait été inculpée d’atteinte aux bonnes mœurs avant que, sur l’intervention de la société civile, ne soit classée l’affaire et ne furent jugés les coupables pour viol (2014).

Aujourd’hui, nous voudrions attirer votre attention sur la situation des violences en Tunisie, en particulier les violences faites aux femmes parlementaires et aux militantes féministes et vous communiquer notre inquiétude sur l’éventualité de crimes encore plus graves

Depuis la révolution de 2011, la Tunisie est gouvernée par une majorité islamo-conservatrice issue du parti Ennahdha. Lors de sa victoire aux élections législatives de 2019, elle s’est alliée notamment avec un mouvement religieux d’extrême droite (la coalition El Karama).

De multiples crises traversent le pays, politique, économique, sociale et sanitaire. Les mouvements sociaux de protestation contre la pauvreté, la précarité et le chômage se multiplient dans tout le pays à laquelle les gouvernants répondent par le tout sécuritaire. Les manifestations de jeunes des quartiers pauvres qui ont eu lieu en janvier 2020, lors de la commémoration de la révolution de 2010-2011 se sont soldés par près de 1200 arrestations dont la moitié sont mineurs et les premiers jugements rendus vont jusqu’à 2 ans de prison ferme.

On compte un mort parmi les manifestant.es. Dans ce climat tendu, les femmes sont particulièrement exposées à tous les types de violence. Notre Centre d’Ecoute et d’Orientation pour les Femmes Victimes de Violences situé dans la capitale à Tunis reçoit à lui seul une moyenne de 300 femmes par an et a vu leur nombre doublé (2018 : 341 FVV ; 2019 : 417 et en 2020 : 766.) Par ailleurs, du 1 janvier 2020 au 31 décembre 2020, les 4 CEOFVV de l’ATFD situés à Tunis, Sfax, Kairouan et Sousse ont accueilli 1145 femmes victimes de violences contre 525 femmes en 2018 et 641 femmes en 2019. Des chiffres qui confirment l’augmentation des violences à l’encontre des femmes mais aussi des enfants malgré la législation en vigueur.

Face à cette recrudescence de violences à l’encontre des femmes, s’ajoute un climat délétère où les violences politiques et verbales à l’encontre de la femme sont devenues monnaie courante à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) et ce, dans une totale impunité.

Le 27 septembre 2020, suite au viol et à l’assassinat à Ain Zaghouan (Grand Tunis) d’une jeune fille, une polémique sur l’application de la peine de mort anime la toile tunisienne. Les défenseur.es des droits de l’homme qui militent pour l’abolition de la peine de mort entre autres, dont Bochra Bel Haj Hmida (avocate, co-fondatrice de l’ATFD et ex députée de 2014 à 2019), expriment leur refus de la peine de mort.

Le député Fayçal Tebbini (la Voix des Agriculteurs) publie alors sur sa page Facebook un statut dégradant, s’attaquant à Bochra Bel Haj Hmida pour ses positions en faveur de l’abolition de la peine de mort, en ces termes : «… aujourd’hui, Bochra Bel Haj Hmida refuse la peine de mort dans le cadre des crimes de viol parce qu’elle est certaine qu’elle ne risque pas d’être violée. Personne ne la regarde déjà comme une femme pour avoir envie de la violer».

Bochra Bel Haj Hmida a déposé plainte le 5 octobre 2020, soutenue par l’ATFD et plusieurs associations de défense des droits humains des femmes et un collectif 32 avocat.es. Un communiqué a également été publié le 30 septembre 2020 par l’ATFD pour dénoncer ces violences et demander aux acteurs politiques de s’engager clairement contre toute forme de sexisme et de discrimination à l’encontre des femmes. Le procureur de la République du Tribunal de première instance de Tunis a ouvert une instruction judicaire.

Toutefois, certains députés de l’Assemblée continuent impunément de s’attaquer aux femmes. Un député de la coalition Al Karama, (groupe politique d’extrême droite islamiste, conservatrice, rétrograde et radicale) a affirmé, lors de la plénière du jeudi 3 décembre 2020 consacrée à la discussion du budget du ministère de la Femme dans le cadre du projet de loi finances 2021, que les mères célibataires étaient «soit des trainées soit des femmes violées». Aucune réaction jusqu’à ce jour de la même ministre pour information. Le député Mohamed Affes, qui a affirmé que son unique référence est la Chariâa qu’il considère comme une ligne rouge, a aussi profité de son intervention en séance plénière, pour affirmer que les problèmes rencontrés par les familles et l’enfance, aujourd’hui résultent des valeurs prônées par les mouvements féministes et les défenseurs des droits des femmes et des libertés. Il a accusé ces derniers d’encourager «les mères célibataires, les relations sexuelles hors mariage, le droit à l’avortement, la pratique de l’adultère et l’homosexualité».

Suite aux propos de ce député, au sein de l’Assemblée des Représentants du Peuple, violant la Constitution de 2014 et face à la pression de la société civile, une réunion de la Commission parlementaire des affaires de la femme, de la famille, de l’enfance, de la jeunesse et des personnes âgées a eu lieu le 7 décembre en vue d’examiner les propos méprisants proférés par Mohamed Affes à l’encontre des mères célibataires. Les élus de la Coalition El Karama, Seif Eddine Makhlouf, Mohamed Affes et Zied Hachemi ont perturbé cette réunion et ont agressé verbalement puis physiquement les élus du Bloc démocrate Samia Abbou, Amal Saïdi et Anouar Bechahed dans les couloirs de l’Assemblée.

Le vendredi 4 décembre 2020, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) a publié un communiqué dans lequel elle dénonce et condamne les propos tenus la veille au Parlement par le député Mohamed Affes contre les mères célibataires et les libertés des femmes dans leur ensemble.

Les députés de la coalition El Karama se sont déjà illustrés en matière de violence politique et à l’encontre des femmes à l’Assemblée. L’ATFD a alors constitué une délégation pour rencontrer les présidents de groupe parlementaires et organisé une manifestation pacifique devant l’entrée de l’ARP le mardi 8 décembre 2020. Les militantes de l’ATFD ont manifesté leurs mécontentements pacifiquement avec des slogans. A l’entrée de l’ARP, Oussama Sghaier, député d’Ennahda (parti islamiste), a foncé avec son véhicule sur le groupe de manifestant.es (il a écrasé avec son véhicule le pied d’une manifestante et provoqué la chute d’une autre). Deux manifestants ont tenté de lui demander d’arrêter son véhicule. Il a exigé que les forces de l’ordre présentes à l’ARP interviennent pour arrêter sur le champ les deux manifestants. L’agresseur jouant la victime en arguant que son pare-brise a été abîmé est ensuite intervenu en séance plénière affirmant avoir été agressé physiquement par les femmes démocrates et traitant l’ATFD «de Daech modernistes» et comparant la manifestation pacifique à du terrorisme des progressistes. Cette déclaration a été suivie par une campagne de diffamation orchestrée sur les réseaux sociaux ainsi que dans certains médias dans l’objectif de détourner l’attention publique des déclarations du député Mohamed Affes et des violences graves qui se sont produites à l’ARP.

Plus de 30 organisations de la société civile dont le quartet du dialogue national (prix Nobel de la Paix 2015) ont signé un communiqué conjoint pour apporter leur soutien à l’ATFD.

L’ATFD est l’objet aujourd’hui d’une grande campagne de diffamation et de dénigrement allant jusqu’à des menaces directes sur la sécurité de ses militantes, son staff et ses locaux.

Ces attaques ne font que renforcer la détermination de l’ATFD à défendre l’Etat de droit et les valeurs de la liberté, de l’égalité, de la laïcité.

L’Etat s’est engagé à lutter contre la violence politique à travers la loi 58 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Ladite loi définit la violence politique comme «tout acte ou pratique fondé sur la discrimination entre les sexes dont l’auteur vise à priver la femme ou l’empêcher d’exercer toute activité politique, partisane, associative ou tout droit ou liberté fondamentale». Or, pour le moment, la loi fait figure de vitrine et n’est pas appliquée.

Ces violences à l’encontre des femmes perdurent. L’Assemblée en est une triste illustration. Seifeddine Makhlouf, député appartenant à la coalition El Karama, récidive le 27 janvier 2021 à l’ARP, en arrachant le téléphone des mains de la députée du PDL, Abir Moussi, en l’insultant et en menaçant de la frapper. Son groupe parlementaire était en sit-in dans une des salles de l’Assemblée pour protester contre les violations du règlement intérieur et du bureau de l’Assemblée quand le député Makhlouf est venu la provoquer. Elle s’est donc mise à filmer la scène avec son téléphone quand celui-ci lui a violemment arraché son téléphone.

Cette scène a été filmée par une députée présente dans la salle et diffusée sur les réseaux sociaux et dans les médias. Elle est d’une telle violence qu’elle a suscité un vif émoi au sein de la société civile. L’ATFD, ainsi que grand nombre d’organisations de la société civile mais également la centrale syndicale UGTT ont condamné la violence politique à l’encontre des femmes.

Malgré cela et quoique ce ne soit pas la première fois que cette députée soit insultée au sein du Parlement, le ministère public n’a pas ouvert d’enquêtes.

Les arrestations arbitraires qui visent également les jeunes sont de plus en plus nombreuses. Depuis le début du mois de février, une violente campagne de harcèlement, de dénigrement et de diffamation vise Rania Amdouni, une jeune artiste, militante Queer et féministe, âgée de 26 ans et qui a pris part aux récentes manifestations sur l’avenue Habib Bourguiba. Cette campagne, orchestrée sur les réseaux sociaux par certains syndicats des forces de l’ordre, des policiers et le député de la Coalition El Karama Seifeddine Makhlouf, menace au quotidien la sécurité de Rania.

Le 27 février 2021 alors qu’elle se rend au poste de police dans le but de déposer plainte contre cette campagne de harcèlement, elle est arrêtée et accusée d’atteinte à la morale publique. Elle est jugée le 4 mars 2021 au tribunal cantonal de Tunis et écope de 6 mois de prison ferme avec exécution immédiate pour outrage à un fonctionnaire public.

Le Collectif de défense de Rania Amdouni composé de 18 avocat.es (et de plusieurs organisations de la société civile dont l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates) a fait appel de cette décision le 6 mars 2021. L’ATFD constate non sans inquiétude que les libertés individuelles et la liberté d’expression sont bafouées et se tient aux côtés de la jeune militante Rania Amdouni pour défendre ses droits et obtenir sa libération.

Devant l’inaction des autorités, l’impunité dont jouissent les auteurs des violences, la multiplication des violences sexistes sous toutes leurs formes, nous craignons le pire. Car nous savons que lorsque le taux de violences sexistes augmente dans les situations de crise, elles sont annonciatrices du pire. Voilà pourquoi nous avons tenu à vous en informer.

Veuillez agréer, madame la rapporteuse spéciale, l’expression de nos meilleurs sentiments.

Pour l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates,

La présidente,

Yosra Frawes

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