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Tahar Gallali et la difficulté de penser le risque dans une société fataliste

Dans son livre ‘‘El-Mektoub ou penser le risque ?’’, Tahar Gallali, ingénieur chercheur et professeur des universités, nous invite à nous saisir de la question du risque, à l’intégrer dans notre culture parce que celle-ci sous-tend le monde moderne d’aujourd’hui, explique son fonctionnement et ses modes de vie.

Par Adel Zouaoui *

Le risque est partout omniprésent. Il resurgit dans tous les discours qu’ils soient politique, social, sécuritaire, financier ou même éthique. Aucune société moderne ne peut se prévaloir de s’en passer. Il est devenu,à nous autres sapiens du 21e siècle, intrinsèquement et consubstantiellement lié à notre modernité. Et pour cause, le risque n’est pas seulement naturel, il est aussi anthropique – généré par l’homme lui-même. Comme des rhizomes, il prolifère et infuse tous les champs de l’activité humaine, technologique, professionnel, environnemental, social, culturel, économique, etc. Il est devenu, pour paraphraser Ulrich Beck, sociologue allemand (1944-2015), un élément constitutif et même consécutif de la société elle-même.

Rupture conceptuelle de la perception du risque

Le thème que l’auteur aborde et éclaire d’un nouveau jour est celui des risques liés aux catastrophes naturels et aux menaces qu’ils font peser sur l’humanité. Et pour cause, le monde n’a jamais connu autant de cataclysmes que pendant les deux derniers siècles. Les XXe et XXIe siècles totalisent, à eux seuls, bien plus de catastrophes que les siècles écoulés, affirme l’auteur. Face à cette recrudescence à nulle autre pareille, avec ses dommages humain et financier considérables, les Nations Unies ont décrété les années 90-99, décennie internationale de prévention des catastrophes naturelles dans une tentative de mettre toutes les nations autour d’une même table pour évoquer les enjeux climatiques et environnementaux.

Ainsi, de ce début de prise de conscience planétaire émerge un nouveau concept, celui de DRR (DisasterRiskReduction). Lequel marque une rupture conceptuelle qui a changé de fond en comble notre perception des catastrophes naturelles. On n’est plus dans la gestion de la catastrophe en elle-même, mais plutôt dans celle du risque de la catastrophe. Ce nouveau concept conduisant à une nouvelle dynamique de responsabilisation s’exprime à travers l’anticipation des dangers naturels avant qu’ils ne se produisent.

Changement de paradigme : il s’agit désormais pour les nations de prévenir les dangers naturels, et ce afin de les éviter ou à défaut d’atténuer leur ampleur. Du coup, du statut de victimes on est passé à celui de responsables et par la suite à celui d’acteurs dans la préservation de la Terre, notre maison à tous.Une nouvelle perception du risque qui commence à donner ses fruits dans plusieurs pays, puisqu’on assiste à la mise en place de nouveaux modèles de développement plus propres et plus vertueux.

Qu’en est-il de la perception de la question du risque en Tunisie ?

L’auteur argue que si l’idée du risque tarde à s’implanter dans notre culture commune et populaire, c’est parce que cette dernière fait appel au doute et à l’aléatoire, à l’interrogation et au questionnement. Lesquels sont dévoyés par une société qui cède facilement à la croyance, même si elle est irresponsable et à la certitude, même si elle est illusoire. Force est de constater que l’idée du risque rencontre de plus en plus de résistance, surtout en ces temps de régression, où la sécularisation cède le pas à El-Mektoub, au dogme et au tout est écrit d’avance. «Quand le risque est dans le doute, El Mektoub est dans la certitude absolue» (dixit Tahar Gallali). Doute et certitude s’opposent diamétralement l’un à l’autre. Si le doute est source d’exploration et d’effort; la certitude, elle, émane d’une pensée paresseuse, qui confine à la démobilisation, à la résignation et au renoncement.

Croyance, certitude et fatalisme gèrent nos quotidiens, constate l’auteur, et hantent notre rapport au réel. Ils imprègnent fortement notre culture commune, et font de nous une société décalée. À juste titre, la prière pour demander la pluie («salatou al-istiskaa), orchestré par les pouvoirs publics, en l’occurrence le ministère des Affaires religieuses, montre à quel point la métaphysique interfère avec la chose publique.

Notre interprétation des textes coraniques y est pour beaucoup

Cette façon de penser émane, selon l’auteur, de notre interprétation littéraliste de certains versets coraniques. À titre d’exemple «une calamité ne frappe qu’avec l’autorisation de Dieu» (S.64 : Le jour où les gens s’ignorent, V.11). Du coup, tremblements de terre, typhons, inondations, cyclones, éboulement et toutes sortes de calamités naturelles sont perçues comme des punitions divines, à défaut des mises à l’épreuve, lesquelles il faut accepter et auxquelles il faut se résigner. Car agissant autrement pourrait être perçu comme blasphématoire.

L’auteur s’étonne de la notion d’imprescriptibilité que certaines interprétations abusives renferment. Pourtant, plusieurs versets incitent paradoxalement à la quête du savoir. Cette lecture foncièrement littéraliste des textes coraniques est à l’origine de notre perception rigide et immuable du réel. Laquelleperception, toujours selon l’auteur, sacralise l’ignorance et se détourne des lumières.

Pourquoi la question peine à s’ancrer dans notre société ?

Et c’est pour cette raison que l’idée du risque est tenue en dehors du champ socioculturel de notre société. Elle est absente dans les débats publics et même politiques, elle peine à s’intégrer dans notre culture commune, laquelle continue à être tapis de déraison, de paranormal, d’irrationnel et de pensée magique. Deux faits saillants, souligne l’auteur, expliqueraient pourquoi la question du risque est relégué à l’arrière-plan.

Le premier est l’anachronisme du système censé nous prémunir. Lequel est devenu obsolète. Il n’a guère évolué depuis sa mise en place depuis 1991. Le second est le déficit patent en matière de culture de prévention. L’auteur déplore aussi l’absence de l’éducation à la prévention dans les cursus scolaires.

Pourquoi avoir écrit ce livre sur le risque ?

Ce sont les terribles intempéries qui se sont abattues sur le nord-est en septembre 2018, qui ont décidé l’auteur à écrire sur le risque. Mais pas seulement, c’est aussi l’effroyable incendie ayant éclaté en Australie en 2019-2020 qui a dévasté 186.000 km2 de forêt et décimé un milliard d’animaux. Sans oublier le violent séisme sous-marin du 11 mars 2011, qui a engendré un tsunami ayant submergé la côte nord-est du Japon, provoquant à son tour l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, et un lourd bilan de 22 500 morts et disparus.On pourrait ajouter d’autres à cette liste macabre auxquels l’auteur à penser avant d’écrire son livre.

Si la fréquence des calamités naturelles a réveillé la conscience de la communauté mondiale, elle semble ne pas inquiéter les pouvoirs publics outre mesure. Et pour cause, notre tropisme au paranormal et à l’irrationnel se révèle plus fort. Et c’est pour cette raison que l’auteur sonne le tocsin contre pareille attitude passive, celle de rendre le désastre acceptable en évitant de s’interroger sur ses causes et ses ressorts. Une mise en garde contre toutes sortes de laxisme et d’irresponsabilité face à l’imminence des dangers naturels que l’auteur lance à travers son livre. Car la Tunisie n’est pas en reste de tout ce que le monde pourrait subir comme cataclysmes naturels à cause du réchauffement climatique. Elle doit s’y préparer sérieusement.

Enfin, l’auteur appelle de tous ses vœux aussi bien les pouvoirs publics que les acteurs de la société civile à s’impliquer pleinement à l’élaboration d’une véritable culture de la prévention à même de nous préparer à un futur serein dans une société plus résiliente.

Un livre courageux qui ne borde pas la question des catastrophes naturelles et l’idée du risque qu’elle charrie, mais au contraire l’aborde sans détour et avec méthodologie.

Bien que traitant d’un sujet purement scientifique, le contenu du livre est accessible à tous. Déformation professionnelle oblige, l’auteur est le premier directeur général-fondateur de la Cité des Sciences à Tunis, une institution chargée de la vulgarisation des sciences tous azimuts.

‘‘El-Mektoub ou penser le risque’’ est un livre conseillé surtout aux décideurs locaux et publics afin qu’ils puissent prendre conscience de l’importance de la question du risque et de son enjeu. À lire absolument.

* Retraité de la Cité des Sciences de Tunis, ministre de l’Enseignement supérieur.

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