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Faut-il avoir peur de/pour Kais Saied ?

Maintenant que les dés sont jetés (l’annonce du président Kais Saied du 25 juillet 2021) et que pour la première fois, depuis le 14 janvier 2011, la rupture est consommée dans le camp des juristes, figure dominante dans la révolution tunisienne, la Tunisie entre en politique, comme on a voulu qu’elle entre en religion (pendant les dix dernières années).

Par Noureddine Kridis *

Retour sur la conquête du pouvoir en Tunisie indépendante.

Pour comprendre ce qui s’est passé le 25 juillet 2021, et le situer dans un contexte large, nous pouvons observer que la conquête du pouvoir depuis l’indépendance, s’est faite selon trois processus…

1- Un processus narrateur se fondant sur la mémoire, en l’occurrence celle de Habib Bourguiba. Les historiens ont été contrôlés pendant cette période, mais paradoxalement ont légitimé cette période du pouvoir politique (1955-1987). Bourguiba a gouverné au nom de la mémoire d’un combat contre le colon français, dans lequel il s’est attribué le titre du combattant suprême. La mémoire en est sortie diminuée et réduite à l’historiographie (voir les travaux de Mohamed Sayah sur le mouvement national).

2- Un processus médical ou pseudo-scientifique met fin au règne de cette mémoire entretenue par moult discours et directives présidentielles quotidiennes, le 7 novembre 1987, au nom d’un accord médical sur une incompétence de Bourguiba, signalée par un groupe de médecins et qui légitime son écartement du pouvoir. Le coup d’Etat médical exprime le fondement du pouvoir de Zine El Abidine Ben Ali. Malheureusement, l’expertise pratiquée sur Bourguiba n’a pas été faite sur le prétendant au pouvoir durant les 24 ans de son règne. Après avoir légitimé le pouvoir politique, et permis à Ben Ali de museler la mémoire qui a été développée pendant 34 ans par Bourguiba, les médecins se sont éclipsés de la scène politique. Le dernier à avoir accompagné Ben Ali jusqu’au bout est Mohamed Gueddiche et ce à titre de conseiller beaucoup plus que de médecin du président.

Les médecins aussi bien que les historiens ont traversé des périodes d’ambivalence dans lesquelles ils étaient proches et loin, présents et absents, silencieux ou partisans… Ils se sont brûlés à l’approche du pouvoir et c’est la constitution de la figure de l’homme politique qui a pris un coup.

3- Le 14 janvier 2014, ce sont les juristes, dès les premières heures, qui occupent le terrain. On se souvient de la prise de parole magistrale de l’avocat Naceur Aouini et des commentaires du doyen Sadok Belaid. Ils interviennent et orientent l’opinion dès le début avec des personnes comme Yadh Ben Achour, Fadhel Moussa ou Ghazi Gherairi… Ils continuent à être consulté jusqu’aujourd’hui lors de chaque événement. La validation du juriste devient une pièce maîtresse du pouvoir. On connaît la suite avec la présence des juristes au sommet de l’Etat comme étant incontournables, la nomination successive de professeurs de droit dans des postes de ministres ou dans des fonctions internationales. Le paradoxe de cette époque du 14 janvier jusqu’aujourd’hui est que le droit a été lui aussi utilisé d’une façon ambivalente.

Aujourd’hui, la Tunisie commence à faire de la politique

C’est sur cette ambivalence que les islamistes ont joué. Le parti Ennahdha a conquis le pouvoir surtout au nom de l’exploitation d’un sentiment populaire religieux et de la persécution qu’ils ont subie durant la période de Bourguiba et de Ben Ali. Mais eux aussi, ils ont été dans l’occultation et la mystification, car ils se sont passés pour les seuls persécutés par ces deux pouvoirs précédents, et au nom de quoi ils ont demandé réparation. C’est la goutte qui a fait déborder le vase. A force de pousser dans le droit, la réalité se rebiffe.

Aujourd’hui, on assiste à l’émergence d’une autre légitimité, celle de la volonté des gens, et de leur réalité réelle. Aujourd’hui, notre pays commence à faire de la politique. C’est la nouvelle légitimité de l’action du 25 juillet 2021. Tout risque de tomber s’il ne respecte pas cette règle : servir le pays, c’est-à-dire concrètement assurer le bien-être et la sécurité des citoyens. Faire la politique c’est gérer au mieux, c’est poursuivre des objectifs pour lesquels on a obtenu un consentement populaire et éviter les dégâts collatéraux… C’est savoir quitter la scène quand on se trompe. Le profane remplace le sacré.

Maintenant tout est ouvert sur l’incertitude et l’inconnu

Maintenant tout est ouvert sur l’incertitude et l’inconnu. Car c’est pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie, où un président gouverne en se retournant contre le corps auquel il appartient, celui des juristes, en apportant une nouvelle lecture du droit et de la politique et en passant à l’acte avec une prise de risque non négligeable. Si les ruptures sont bienfaitrices parfois, elles sont souvent porteuses de sauts dans l’inconnu. Il n’y a que le temps qui nous dira si ce choix fait était le bon choix.

* Ancien professeur des universités et ancien doyen.

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