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Kais Saïed et les juges : qui a peur de qui ?

Kais Saied recevant Youssef Boukhazer, président du Conseil supérieur de la magistrature, le 1er mars 2021.

La transition démocratique en Tunisie est largement desservie par une justice qui tarde à se mettre au diapason des exigences de l’Etat de droit. Aussi parler de déficit de confiance entre les juges et les justiciables est-il presque un pléonasme, puisque même le président de la république, le magistrat suprême, commence à voir d’un mauvais œil le peu d’empressement que montrent les juges à assainir leurs rangs et à réformer leur institution pour gagner en respect et en crédibilité.

Par Ridha Kéfi

En recevant jeudi 19 août 2021, au Palais de Carthage, Sihem Boughdiri Nemsia, ministre des Finances, et Mohamed Trabelsi, ministre des Affaires sociales, le président de la république Kaïs Saïed s’est plaint ouvertement du laxisme de la justice à laquelle il reproche, outre la lenteur excessive dans l’examen des dossiers de corruption, une certaine indulgence vis-à-vis des suspects.

Le chef de l’Etat a élevé ostensiblement la voix en déclarant sur un ton d’où fuse une colère mal contenue : «La justice doit assumer ses responsabilités, ou bien elle se montre à la hauteur du rendez-vous avec l’histoire ou bien ceux (magistrats, Ndlr) qui montrent une complicité avec ceux-là (les accusés de corruption) en assumeront la responsabilité»?

Une justice au service de qui ?

Quelques heures après cette réunion, et en début de soirée, on apprend l’arrestation de Ahmed Sghaier, député du Parti destourien libre (PDL), suite à une plainte déposée par un investisseur à Zaghouan. Cette arrestation a provoqué un tollé général sur les réseaux sociaux d’autant que le député en question jouit d’une réputation de rectitude et d’intégrité et est très apprécié par ses électeurs dont il a souvent défendu les intérêts contre les forces de l’argent alliées aux gros pontes de l’administration publique.

Le lien entre les deux faits n’est pas évident pour beaucoup. Ils doivent pourtant être interprétés ensemble, l’un éclairant l’autre et, par ricochet, révélant les difficultés qu’a aujourd’hui la justice à faire amende honorable pour tous ses errements passés et accepter de s’assainir, de se réformer et de repartir de bon pied dans un pays débarrassé de ses vieux démons, réconcilié et apaisé.

Quand on connaît le passé de certains juges du tribunal de Zaghouan, qui ont pris la décision d’hier soir, dont le tropisme islamiste voire nahdhaoui a eu l’occasion de s’exprimer à travers leur indulgence vis-à-vis du député Said Jaziri, propriétaire de Radio Coran, qui diffuse illégalement et utilise des équipements entrés illégalement dans le pays, et qui ont failli même arrêter et incarcérer Nouri Lajmi, président de la Haute autorité indépendante de la communication audio-visuelle (Haica) pour avoir ordonné le mise sous scellés du siège de cette radio, on peut soupçonner, derrière leur décision d’arrêter le député Ahmed Sghaier, une volonté de susciter la colère des citoyens contre le président Saïed et de remonter davantage, par la même occasion, Abir Moussi, présidente du PDL, contre le chef de l’Etat, ce qui atténuerait, par ricochet, ses attaques habituelles contre le parti Ennahdha, son poil à gratter habituel. De là à parler de sabotage ? Le mot a d’ailleurs été prononcé…

La justice pervertie par la politique

Si cette explication, avancée par certains observateurs, se révélait juste, il serait superflu de parler encore de justice et de droit, la politique ayant, entre-temps, tout perverti, et le sort des justiciables devenu tributaire d’un jeu «politichien» faits de croche-pieds, de coups bas et de complots feutrés.

Pour revenir aux reproches faits par le président de la république à la justice, on retiendra que le principal reproche concerne la lenteur de cette machine qui prend son temps, atermoie, tergiverse, multiplie les obstacles procéduriers (expertise et contre-expertise, etc.)… pour en arriver, au final, et au terme de longues années d’interminables procédures, à «enterrer» les dossiers soumis à son examen et à assurer ainsi, par conséquent, une impunité de fait aux accusés.

Le chef de l’Etat déplore aussi le fait que la justice, mise devant ses responsabilités historiques, en cette phase cruciale de transition démocratique, ne montre pas beaucoup d’empressement à assainir ses rangs et à se réformer pour gagner en crédibilité au regard des justifiables qui ne sont pas loin de considérer que «tous les juges sont corrompus».

Cette réputation de ripoux que les juges tunisiens traînent depuis les règnes de Bourguiba et de Ben Ali, durant lesquels ils ont accepté d’être des instruments de répression de toute opposition politique (l’un d’eux se vantait même d’être un «couturier» qui instruit des «procès sur mesure»!), ils ne semblent pas (ou ne donnent pas l’impression) de vouloir la changer. Et les divisions qui traversent aujourd’hui le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et l’empêchent de trancher dans les dossiers de certains juges, parmi les ténors de la profession, accusés d’avoir dévoyé la fonction et de s’être mis au service de partis politiques ou de groupes d’intérêts, le prouve amplement.

Tout cela pour dire que la balle est dans le camp des magistrats : ils doivent comprendre, enfin, qu’ils ont tout intérêt à assainir les rangs de leur profession, à éviter l’esprit corporatiste et à veiller à ce que le bon grain ne se perde pas dans l’ivraie. Car il y va de leur crédibilité au regard des justiciables et du respect (ou du mépris) que ces derniers leur voueront.

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