Accueil » La fable de la démocratie racontée par l’ayatollah Rached Ghannouchi

La fable de la démocratie racontée par l’ayatollah Rached Ghannouchi

Rached Ghannouchi, par Hanafi.

Dans cet article l’auteur fait parler Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, non pas le manœuvrier politique, qui fait et défait les coalitions pour garder la main sur tous les leviers du pouvoir en Tunisie, mais le doctrinaire qui conçoit la démocratie comme le meilleur système possible qui permet aux islamistes de prendre le pouvoir et de ne plus le céder ensuite, le but étant, en dernière instance, d’instaurer l’Etat islamique, de manière définitive.

Par Mounir Chebil *

En passant nonchalamment par la rue des plaisirs à Tunis, et sur le trottoir longeant la grande tour bleue qui donnait à cette rue sa renommée, j’ai été surpris par un vieil homme qui sanglotait. Je me suis rapproché de lui pour savoir le malheur qui l’affligeait. C’était Barbe bleue en larmes, même son nez coulait. Entre deux sanglots, j’ai compris qu’il pleurait la démocratie qui lui a été subtilisée des mains. Il l’aimait tant, la démocratie. Il l’avait courtisée pendant quarante ans, et voilà que son oncle Sam, pris de pitié pour lui, décida de la lui offrir en cette funeste année 2011. Pendant dix ans qu’il en abusait à son aise. Mais, au moment où il s’en était lassé et qu’il comptait l’étrangler de ses mains, Don Quichotte, arrivé au galop, et avec sa lance, il la lui enleva, le privant de son plaisir sadique. Pauvre Barbe bleue.

Le démocrate qui déteste la démocratie

Rached Ghannouchi aimait bien la démocratie. C’est le meilleur système qui garantit les libertés, les droits individuels et collectifs. C’est, surtout, on l’a compris, le système qui aide le mieux les islamistes à répandre leur idéologie et à mettre les brebis galeuses dans le droit chemin de l’islam et de ses nobles valeurs universelles.

Pour saisir les lumières de «tonton Rchouda» sur la question de la démocratie, il serait plus opportun que je le laisse vous conter à son aise un chapitre de son conte intitulé «Les libertés publiques dans l’Etat islamique» réédité en 2011. D’une part, par respect du lecteur, je le laisse tirer les conclusions par lui-même, n’étant pas plus intelligent que lui. D’autre part, il m’est difficile de traduire l’horreur des propos de cet illustre cheikh. Alors, vite, prenez place sur les nattes de la grange, assoyez-vous, croisez les jambes, et écoutez bien notre sublime conteur des soirées ramadanesques d’antan.

Tonton Rchouda soutient que les Frères musulmans se doivent d’exploiter les opportunités que le système démocratique leur ouvre pour accéder au pouvoir. Ainsi, faut-t-il que le parti Ennahdha «adhère totalement au choix démocratique et à la lutte pour le multipartisme indépendamment du référentiel idéologique des partis quels qu’ils soient.»(1) Il appelle même à «la collaboration et même l’alliance des islamistes avec tous les partis politiques… pour l’instauration démocratique qui garantit… la liberté pour toutes les idéologies.»(2) Dans un autre passage, il insiste qu’il est «opportun que les islamistes s’allient avec leurs adversaires politiques et quelles que soient leurs idéologies pour défendre les libertés individuelles et collectives… et pour l’instauration d’un régime démocratique qui garantit les libertés à toutes les idéologies, y compris pour les islamistes ce qui leur permet de faire campagne pour convaincre les personnes de l’opportunité du programme islamiste.» (3) Par conséquent, dans les pays ayant une minorité islamique est-il «nécessaire pour les islamistes de participer à la chose publique de s’organiser dans des partis et d’entrer dans les parlements et les instances du pouvoir local et national même en tant que force d’opposition pour faire prévaloir leurs intérêts.» (4) Dans les pays à majorité musulmane mais où le pouvoir n’est pas islamique, «le mieux est d’entrer dans l’opposition tant que l’opportunité d’exercer librement leur était possible», ajoute-t-il avec un pragmatisme qu’on dirait appris chez l’oncle Sam.

A l’entendre à ce stade, on croirait que le chef islamiste a érigé une statue de Rousseau devant laquelle il se prosternait chaque soir avant de monter au lit. Seulement, en ouvrant la boîte de Pandore qu’est son ouvrage programme «Les libertés publiques dans l’Etat islamique» on découvre qu’il déteste les valeurs de la démocratie libérale. En effet, dit-il, «si les oppresseurs des temps de l’ignorance se cachent derrière des statues des dieux ‘Al-let’, et ‘Manat’ et ‘Houbal’ et ‘Baâl’, la liberté, la démocratie, l’égalité, le nationalisme, l’humanisme et la pensée progressiste ne sont que les statuts contemporains et derrière la beauté de leurs vocabulaires et le son de leurs cloches, les oppresseurs cachent la noirceur de leurs âmes et l’horreur de leurs actions»(5). D’où sa conclusion : «Ces statues de l’âge moderne, il faut les détruire» (6).

La charia est la ligne de démarcation entre la croyance et l’hérésie

En effet le système démocratique n’est pas pour lui un ensemble de valeurs s’articulant dans un cadre institutionnel fondé sur la séparation des pouvoirs qui serait la meilleure garantie de la citoyenneté, de l’égalité, des diverses libertés et des droits de l’homme. Il ne serait, de par ses pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire…), qu’un réceptacle qui peut contenir en son sein tel ou tel concept sociétal. Il n’est qu’un ensemble d’agencements pratiques car, explique-t-il, «les mécanismes démocratiques peuvent comme pour les mécanismes industriels fonctionner dans des milieux culturels et des bases conceptuelles diverses. Le problème ne se résume pas à un courant particulier ou religieux, mais c’est un ensemble de règles et d’agencements pratiques pour gérer la chose publique» (7). Puisque, ajoute-t-il, «les régimes politiques ne se distinguent pas par leurs institutions politiques et juridiques… Mais elles se distinguent par les idées, les croyances, les valeurs et les législations particulières qui représentent l’essence même de tel ou tel régime politique»(8). Plus loin, Ghannouchi précise que «si les Etats se ressemblent sur le plan de leurs institutions constitutionnelles, ils demeurent différents de par les principes sur lesquels ils se fondent et les buts qu’ils tendent à accomplir» (9). Traduire : démocratie, oui, mais selon nos normes culturelles islamiques. En d’autres termes, «la démocratie est un moyen parfait pour la concrétisation de la choura dans le cadre des valeurs islamiques» (10) Et, «le système démocratique ne se contredit pas avec les valeurs de l’islam… plutôt les valeurs et la philosophie de l’islam lui donnent une énergie et une force qui lui confère plus d’efficacité» (11).

Il y a lieu de remarquer avec Ghannouchi, au cas où on ne l’aurait pas encore compris, que «le principe de l’Etat islamique c’est la soumission de cet Etat au texte coranique et à la choura» (12), c’est-à-dire que l’Etat islamique est fondé sur la charia. Car, «dans l’islam il y a des principes de gouvernance établis par Dieu consacrés par les textes coraniques et la sunna. Et leur observance et la soumission à ces textes n’est pas uniquement une obligation mais elles constituent la ligne de démarcation entre la croyance et l’hérésie» (13).

Si «l’Etat islamique n’est qu’une institution exécutive des valeurs supérieures de l’islam» (14), il en résulte que «la légitimité de tout gouvernant dans l’optique islamique réside dans son acceptation totale et sans réserve de la parole divine» (15).

«L’histoire est une éternelle lutte entre croyants et mécréants»

Cette obligation s’étend par voie de conséquence aux gouvernés qui n’acquièrent le droit à la citoyenneté complète que s’ils déclarent leur soumission à l’Etat islamique et à la charia comme fondement à son organisation. Car, l’obligation de la soumission à l’Etat islamique et à la charia constitue la ligne de démarcation entre «la croyance et l’hérésie», donc, entre le musulman et le non-musulman. Ainsi donc, la soumission à l’Etat islamique distingue-t-elle entre le croyant et le mécréant, puisque «l’histoire est une éternelle lutte entre croyants et mécréants ainsi qu’entre la foi ancrée dans l’âme des hommes et la mécréance enfouie dans l’âme des hommes aussi» (16). 

L’Etat islamique peut reposer sur un chef d’Etat, un comité de la choura comme instance législative, mais «la mission du comité de la choura ne sera complète que par l’existence d’un comité composé par les grands savants de la charia et des diverses lois, connus par leur haute compétence dans le savoir, la piété et le jihad au service du peuple et de la bonne conduite. Ce comité exercera le contrôle sur le comité de la choura pour garantir sa bonne observance de la légitimité supérieure de l’Etat dans tous les travaux législatifs dont il a la charge… Ce comité des savants est indépendant des institutions de l’Etat et veille à la conformité des décisions du comité de la choura et des institutions de l’Etat avec la constitution et les préceptes de l’islam» (17).C’est-à-dire que l’Etat islamique est un Etat théocratique où la séparation des pouvoirs devient superflue puisque «la séparation des pouvoirs n’est pas une fin en soi. La seule garantie des libertés publiques dans une société musulmane est la crainte de Dieu et la compétition pour obtenir son pardon et sa rencontre dans l’au-delà » (18). «Il est clair que le régime islamique ne peut, en toutes circonstances, du moment qu’il est islamique, déroger au principe de l’unité et de la choura qui établit les bases qui limitent les différences d’opinions qui engendrent les luttes et les contradictions» (19), explique encore Ghannouchi pour dissiper tout malentendu sur le caractère théocratique de l’Etat dont il rêve. La séparation des pouvoirs n’est pas une nécessité dans l’Etat islamique puisque «les droits ainsi que les libertés des personnes dans la vision islamique n’a pour origine que le créateur et sa législation et elle n’a pas de plus grande garantie que l’imprégnation de la présence divine dans la conscience des individus et dans leur quotidien» (20).

Cependant, conscient d’être allé trop loin dans sa démarche consistant à vider la démocratie de toute sa substance intellectuelle, Ghannouchi modère sa position sur la séparation des pouvoirs en précisant que du moment où il y a une unité idéologique indéfectible dans l’Etat islamique, on peut concevoir une séparation souple des pouvoirs tout en maintenant l’indépendance du comité des grands théologiens par rapport aux institutions de l’Etat pour juger de la conformité des actes de l’exécutif et du comité de la choura aux préceptes de la charia.

«Le référent doctrinal supérieur demeure le livre et la sunna»

Ghannouchi estime aussi «opportun d’opter pour la séparation souple entre les pouvoirs qui garantit une collaboration entre eux pour la gloire de la parole de Dieu. Le référent doctrinal supérieur demeure le livre et la sunna. Il est indépendant de toutes les institutions de l’Etat et dans son cadre s’exerce le pouvoir d’interprétation des doctes de manière à faire régner une culture dans le cadre de laquelle s’organise la société et toutes les institutions de l’Etat y compris l’institution de la choura. Ainsi le pouvoir législatif originel (le comité des savants) qui constitue le référentiel unique pour l’Etat, devient-il totalement indépendant de l’Etat, plutôt il le commande» (21).

Par ailleurs, l’Etat islamique distingue entre le croyant et le mécréant, puisque «l’histoire est une éternelle lutte entre croyants et mécréants ainsi qu’entre la foi ancrée dans l’âme des hommes et la mécréance enfouie dans l’âme des hommes aussi» (22). C’est à cet égard que «toutes les organisations doivent se soumettre aux préceptes de l’islam et à ses directives et les non-musulmans ne peuvent se prévaloir des droits relatifs à la citoyenneté que s’ils reconnaissent que l’islam est la religion de la majorité, qu’il oriente et organise la société et s’engagent à ne rien faire pour s’opposer à sa transcendance dans la société» (23).

Les partis politiques non-islamiques «ont le droit de s’organiser pour défendre leurs intérêts et leurs existence, mais ils n’ont pas le droit de vouloir s’attaquer et changer l’Etat islamique et ses fondements» (24). La démocratie a donc des limites qu’impose la religion dominante, et ici l’islam.

L’alternance au pouvoir doit se réaliser qu’entre des partis partageant la même conception de l’Etat islamique gouverné par la charia car, «l’alternance est entre des élites qui se ressemblent sur le plan des idées, du modèle sociétal et politique» (25). Bref, il n’y a d’alternance que dans la continuité du même pouvoir.

En conclusion, les Frères musulmans tunisiens militent pour «une renaissance qui rétablit le lien entre la politique et la morale et accepte la démocratie en tant que moyen pour résoudre la question du pouvoir» (26). Puis, «le moment où l’édification de l’Etat islamique est achevée, les préceptes divins régneront et il y aura la propagation de la justice, et la suppression de l’oppression, de l’exploitation, des mauvaises mœurs, même par la force» (27). La police des mœurs entrera en ligne (28), et le contrôle des médias sera systématique (29).

Et dire que des eunuques qui se disent démocrates continuent à lécher les bottes de Barbe bleue. Heureusement que pour le moment, Don Quichotte est arrivé au galop avant que Barbe Bleu n’étrangle la démocratie. Ce chapitre du conte de «Sidna Echeikh» est fini, saisissez-vous, sirotez votre thé, terminez votre makhroudh et rendez-vous prochainement pour un nouveau chapitre.

* Ancien haut cadre de la fonction publique.

Notes :

1. Rached Ghannouchi, Les libertés publiques dans l’Etat islamique, Maison El Moujtahed d’édition, 2011, p.294 / 2. ibid, p.294 / 3. Ibid, p. 296, / et 4’. ibid, p.295 / 5. Abdellatif Hamassi, Le mouvement islamique en Tunisie, Beiram édition, 1985, page 171 / 6. Rached Ghannouchi, l’islam et la violence, El Mustakbal 23 mars 1981, in – Abdellatif Hamassi, Le mouvement islamique en Tunisie, Beiram édition, 1985, page 171. / 7. Les libertés publiques dans l’Etat islamique, Maison El Moujtahed d’édition, 2011, p 96 / 8. Ibid, p.106 / 9. Ibid, p. 109, / 10. Ibid, p. 95 / 11. Ibid, p. 96, / 12. Ibid, p.109 / 13. Ibid, p.110 / 14. Ibid, p.103 / 15. Ibid, p. 113 / 16. Abdellatif Hamassi, Le mouvement islamique en Tunisie, Beiram édition 1985, page 111, / 17. Rached Ghannouchi, Les libertés publiques dans l’Etat islamique, Maison El Moujtahed d’édition, 2011, p 157 / 18. Ibid, p. 267 / 19. Ibid, p. 267/ 20. Ibid, p. 267 / 21. Ibid, p. 268 / 22. Abdellatif Hamassi, Le mouvement islamique en Tunisie, Beiram édition 1985, page 111/ 23. Rached Ghannouchi, Les libertés publiques dans l’Etat islamique, Maison El Moujtahed d’édition, 2011, p. 332 / 24. Ibid, p.333 / 25. Ibid, p. 334 / 26. Abdellatif Hamassi, Le mouvement islamique en Tunisie, Beiram édition, 1985, page 171 / 27. Rached Ghannouchi, l’islam et la violence, El Mustakbal 23 mars 1981, in – Abdellatif Hamassi, Le mouvement islamique en Tunisie, Beiram édition,1985, page 171, p.294 / 28. Rached Ghannouchi, Les libertés publiques dans l’Etat islamique, Maison El Moujtahed d’édition, 2011, p. 343 / 29. Ibid, p. 333 et  344.

Articles du même auteur dans Kapitalis :

Ah, ces Américains qui nous aiment !

Monsieur Kaïs Saïed, la Constitution de 1959 est toute prête

Tunisie : Qui va enfin siffler la fin de la recréation ?

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!