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Peut-on parler de cartels des matériaux de construction en Tunisie ?

Kais Saied effectue une visite au dépôt d’une entreprise de sidérurgie à Fouchana.

Nous avons titré cet article sur les matériaux de construction d’une façon générale, car la crise ne concerne pas seulement la sidérurgie, comme l’impose l’actualité de ces derniers jours, secteur monopolisé par une poignée de familles, il existe aussi en Tunisie d’autres cartels dont il va falloir aussi parler : du ciment, des briques, du bois, etc., secteurs où la situation est pratiquement similaire.

Par Ridha Kefi

La pénurie de fer, qu’elle soit subie par les industriels et les grands commerçants -ou comptoirs- ou provoquée par eux, et la hausse des prix de ce matériau important pour la construction posent un grand problème pour les entrepreneurs et même pour les simples citoyens s’adonnant à l’auto-construction, qui ont vu leurs coûts de production augmenter de manière insupportable.

Les professionnels du secteur déplorent des hausses récurrentes du prix du fer pouvant atteindre les 25% par an et ce depuis plusieurs années. Rien que pour l’année en cours, deux augmentations ont été enregistrées pour un total d’environ 25% (14%% en janvier et 9,5% en mars) et une troisième de l’ordre de 12% a été programmée à partir du mois d’août courant, mais elle été bloquée par les décisions du président du 25 juillet. 

Avant chaque augmentation, une pénurie de fer est constatée sur le marché. Un bras de fer s’engage alors entre les producteurs et les services de l’Etat qui finissent, presque à tous les coups, de répondre favorablement aux demandes des producteurs.

Conséquence : le renchérissement des coûts globaux des chantiers en cours, contractés avec des prix fermes avant augmentations, ce qui se traduit par la réduction de la marge bénéficiaire voire son annulation pure et simple, sinon des pertes sèches dont les entreprises ont souvent du mal à supporter.

Autres conséquences : beaucoup d’entreprises du secteur, malmenées par ces chocs successifs, se résignent à mettre la clé sous le paillasson; des dizaines de milliers de travailleurs se trouvent au chômage et les prix des bâtiments s’enflamment, au grand dam des consommateurs finaux, entreprises ou citoyens.

Des hausses consécutives du prix du fer provoquées par un puissant cartel

C’est cette situation catastrophique dont souffrent des pans entiers de la société tunisienne, et pas seulement les entrepreneurs, qui a obligé le président de la république Kaïs Saïed à sortir de la réserve associée à sa fonction et à rompre l’omerta collective pour effectuer des visites inopinées à des dépôts et des usines de matériaux de construction, dans les environs de Tunis, pour déplorer devant les caméras ce qu’il a qualifié de monopole voire d’entente criminelle entre des opérateurs indélicats pour provoquer une forte hausse des prix et réaliser ainsi d’importantes marges de bénéfice, d’autant que les produits gardés en stock ont été acquis à des prix beaucoup moins élevés, avant que les cours du fer ne remontent sur le marché mondial en raison de la reprise économique à travers le monde.

Le débat sur la légitimité de l’action présidentielle ou sur sa pertinence au regard de ses conséquences prévisibles ou attendues est futile et sans intérêt car il ne règle pas le problème de fond. Il s’agit de regarder la réalité en face et de répondre à cette question : y a-t-il ou non un monopole voire une entente criminelle ? Si oui, qu’elle est la marge de manœuvre des pouvoirs publics pour amener les opérateurs indélicats à faire amende honorable, à respecter la loi et à faire, si ce n’est leur devoir, du moins l’effort nécessaire pour approvisionner le marché de manière plus fluide et aider ainsi à ramener les prix à leur niveau réel.

Un marché contrôlé par huit sociétés privées dont deux puissants groupes

L’utilisation du terme «monopole» est-il incorrect pour désigner la situation du secteur des matériaux de construction en Tunisie, et en particulier de la sidérurgie ? Selon plusieurs sources avisées, le quasi-arrêt de la production d’Al-Fouladh, la société sidérurgique publique, a permis à huit sociétés privées, dont deux puissants groupes, de s’imposer comme les quasi-uniques fournisseurs du marché, les groupes Hedi Ben Ayed et Saïd Mokhtar.

Parler d’«entente» exige peut-être des preuves matérielles et c’est aux services de contrôle économique de l’Etat, notamment le ministère du Commerce, et à la justice de dire leur mot à ce sujet. Il n’en demeure pas moins que, de l’avis de nombreux spécialistes, la hausse du cours mondial de cette matière stratégique peut expliquer la hausse des prix du fer en Tunisie, mais jamais selon le rythme et les taux enregistrés dans notre pays. Ainsi, les augmentations récurrentes dans les prix de l’acier, si elles ne sont pas provoquées sciemment par un accord tacite entre les deux groupes, n’en sont pas moins artificielles et auraient pu être évitées ou du moins atténuées par un approvisionnement normal du marché. D’autant que, selon ces même spécialistes, les quantités de fer stockées dans le dépôt et l’usine visités par le chef de l’Etat seraient la face apparente de l’iceberg, car des quantités autrement plus importantes seraient stockées dans d’autres endroits : dépôts de quelques revendeurs attitrés impliqués dans la manœuvre, dépôts secrets dérobés aux regards et situés dans des fermes agricoles, comme l’a affirmé Sami Tahri, le secrétaire général adjoint de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), et autres…

L’une des sociétés mises à l’index par le chef de l’Etat dispose d’un carnet de commandes bien rempli (de quoi faire de nombreux jaloux en ces temps de crise), soit 126 commandes pour un total de 12.000 tonnes et un montant estimé à quelque 100 millions de dinars –, mais elle refuse d’approvisionner ses clients arguant d’une rupture de stocks alors qu’elle dispose dans ses dépôts d’au moins 30.000 tonnes. Quelles preuves faudrait-il encore pour parler de spéculation ?

La faillite d’Al-Fouladh fait le bonheur d’une poignée de spéculateurs

L’autre solution du problème réside dans la relance de la production au sein de l’usine d’Al-Fouladh, à Menzel Bourguiba. Malheureusement, cette société publique est en quasi-faillite. Sa privatisation est programmée depuis plusieurs années mais mais elle n’a pas pu encore trouver preneur, à moins que l’opération de cession, qui a toujours buté sur des complications administratives, n’ait été empêchée sciemment pour maintenir le marché dans une situation de pénurie, faisant ainsi l’affaire de certains opérateurs. Au vu de la situation politique du pays et l’ampleur de la collision entre les politiques et certains grands opérateurs économiques, il est permis de douter.

Cela dit, on ne peut conclure cet article sans parler du rôle que pourrait jouer l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) pour aider à rationaliser le fonctionnement du marché et éviter les conflits… entre ses propres membres, car, dans cette affaire, les «spéculateurs» sont des opérateurs économiques qui grugent d’autres opérateurs économiques. Ils sont tous membres de l’organisation patronale (ou sont censés l’être) et si celle-ci n’intervient pas en amont pour aider à régler ce type de problème avant leur pourrissement qui pourrait le faire avec la compétence, la diligence et le poids moral requis, car, au final, ce sont les opérateurs économiques dans leur ensemble qui, suite au déclenchement de telles affaires, voient leur image se détériorer auprès de l’opinion publique.

Samir Majoul et ses collègues du bureau exécutif seraient donc bien inspirés de créer, au sein de l’organisation, une instance de médiation qui reçoit les doléances de ses membres et tente de régler les conflits les opposant les uns aux autres, étant donné que la publicité autour de ce type de conflit rejaillit négativement sur toute la corporation.

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