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Monsieur Kaïs Saïed, pensez un peu à ma misère !

Kais Saied s’est fait élire sans présenter un programme. Deux ans après, il n’en a toujours pas…

Dans cette lettre ouverte imaginaire d’un ouvrier à Kaïs Saïed, l’auteur rappelle au président de la république les véritables problèmes des Tunisiens que ce dernier semble ignorer, alors que la crise est en train de détruire des pans entiers de l’économie nationale et de mettre des centaines de milliers de salariés dans la rue.

Par Mounir Chebil *

Monsieur le président de la république, je suis un ouvrier avec un salaire moyen mensuel de 600 dinars. Mon épouse est une femme de ménage occasionnelle avec un salaire moyen mensuel de 400 dinars. Cela fait un revenu de 1000 dinars par mois en moyenne.

Je dépense 300 dinars en nourriture : des pâtes bouillies dans de l’eau teintées de tomate concentrée et de paprika avec un peu d’huile végétale, des fèves, du pois chiche, des légumes selon la saison et du pain.

Une fois par semaine, nous nous permettons un luxe : une «chakchouka» avec un œuf chacun, au déjeuner et au dîner, et en dessert, 1 kg de fruits.

Une fois par mois, nous mangeons des sardines que nous préférons à la crevette royale. Ce n’est pas pour une question d’argent, mais on dit que la sardine est le poisson le plus nutritif. La viande rouge élève le taux de cholestérol dans les veines, la viande blanche est dopée d’hormones et de produits chimiques. Parce que nous mangeons bio, nous ne consommons pas de viande. Même quand des voisins nous en donnent le jour de l’Aïd El Kébir, nous la donnons aux chats et aux chiens du quartier. Ce n’est donc pas la faute au système et de votre faute, monsieur le président, si n’en mangeons pas.

Enfin, il faut compter 15 dinars de lait par mois, à raison d’un demi litre par jour pour les deux enfants, et 15 dinars pour le café, le thé et le sucre. Le petit déjeuner est fait d’«âssida» à la semoule avec une pincée de sucre. La «bssissa» est trop chère, 10 dinars le kilo et il lui faut beaucoup d’huile d’olive. Or, par patriotisme, je laisse ce produit pour l’exportation. La devise, le pays en a besoin pour que vous puissiez être escorté par 46 voitures importées (imaginez-vous qu’on les a comptées) lors de vos déplacements.

A cela, il faut ajouter 150 dinars pour le transport, 250 dinars pour le loyer. Car, avec ma misère, et la fatigue du travail, il me faut bien une petite suite parentale indépendante pour un petit moment de plaisir bien mérité et bien sécurisé par la contraception. Et, par principe, je ne suis pas pour l’éducation sexuelle pour les enfants en bas âge.

En plus, il faut compter 70 dinars pour l’eau, l’électricité et le gaz, une moyenne mensuelle de 40 dinars de frais scolaires, de 30 dinars de frais d’habillement de chez Yves Saint-Laurent, Nike et Chanel. Pour mes cigarettes Cristal, mon café et mon thé avec mes confrères, les sucreries pour les enfants, des cacahuètes pour égailler la soirée et gâter madame, il faut compter un minimum de 120 dinars par mois.

Le total de mes dépenses mensuels s’élève à 990 dinars et je n’ai pas compté les frais de soins puisque, comme je vous l’ai dit, nous consommons du bio, plus bourgeois que moi cela n’existe pas sur terre. Oui, je me considère bourgeois, car, il y a des familles qui vivent avec moins de 400 dinars/mois sans compter le million de chômeurs. Je n’ai pas compté les produits pour la toilette, le nettoyage et la lessive, la carte du portable, le coiffeur, les frais de madame pour les mariages des parents et amis. Pour ces très rares fois où je la vois en Brigitte Bardo, teintée en bleu, en rouge, en jaune, cela vaut la peau des fesses. Moi, je vais une fois par trimestre au coiffeur. Pendant trois jours au moins, je ne me lave pas le visage pour ne pas enlever l’odeur du parfum mis par le coiffeur. Car, je ne peux même pas m’acheter de la camelote.

Du fond de ma misère, quelle économie puis-je faire?

Monsieur le président de la république, je me suis présenté devant vous avec ma misère. Au lieu de compatir, c’est le moins que vous puissiez faire, vous me dites de faire des économies et de contribuer à un nouveau fond de solidarité pour aider le pays à sortir de la crise où ces chers dirigeants l’ont foutu. Demain, c’est de l’austérité que vous allez parler. Après-demain, ce sont mes journées de travail qui seraient compromises quand les patrons que vous diabolisez mettront les clés sous le paillasson.

Je passe des nuits sans sommeil à réfléchir sur le moyen de comprimer mes dépenses. J’aurais bien aimé aider Sidi Bouzid à se développer, mais avec quoi!? Vraiment je suis embarrassé vis-à-vis de vos amis de Sidi Bouzid. Leur «barouita», mascotte de la révolution du 17 décembre 2010, mérite d’être refaite en or massif pour la prospérité qu’elle a apportée au pays.

Monsieur le président de la république, vous êtes plus intelligent que moi, je vous conjure de me dire, en dialecte intelligible que je peux comprendre, une astuce pour faire des économies sans me priver de la copieuse «chakchouka» hebdomadaire, de la sardine mensuelle, et de la suite parentale. 

Je sais que vous êtes froid et insensible à la misère humaine, et c’est pourquoi vous me demandez d’attendre, pour espérer à des jours meilleurs, les résultats d’une consultation nationale avec vos jeunes qui n’ont aucune expérience de la vie et que vous ignorez à ce jour le temps qu’elle prendrait et à quoi elle aboutirait.

Monsieur le président, nous, le petit peuple, les forçats de la terre, nous ne sommes pas aussi ignorants que vous le croyez. Au café nous regardons la télé et il y a des gens éduqués pour nous expliquer les choses clairement et simplement. Nous contribuons pour acheter un journal que nous nous efforçons de lire. Nous suivons la campagne présidentielle américaine à la télé. Nous voyons deux candidats qui se disputent la magistrature sur la base de programmes économiques et sociaux biens détaillés et des politiques étrangères bien claires. Le candidat qui gagne commence à appliquer son programme dès son investiture. Son équipe est au complet entre conseillers et secrétaires d’État et hauts cadres de l’administration. Biden a signé seize décrets présidentiels dans la soirée même qui a suivi la cérémonie de son investiture. Macron à été élu président de la république française sur la base d’un programme auquel il n’a pas dévié malgré l’ampleur du mouvement des Gilets jaunes qui a perturbé son mandat. Merkel a dirigé l’Allemagne et l’Europe et sauvé la Grèce de la faillite. Elle avait, elle aussi, un programme clair en tout point. Poutine a rendu à la Russie sa grandeur. Bourguiba planifiait le développement du pays sur cinq ans et dix ans. Il y avait d’ailleurs un ministère du Plan. Ben Ali avait des conseillers à Carthage et présidait le Conseil économique et social comme force de proposition. Il avait un gouvernement qui travaille sur les grands projets, les réformes structurelles et les problèmes de la vie quotidienne. Et sous son règne, je pouvais encore acheter la viande, le poisson et les fruits et élever convenablement mes enfants.

Epargnez-nous vos dangereuses chimères idéologiques !

Mais vous, monsieur le président, qu’est ce que vous me proposez à part plus de misère ? Qu’est ce que vous avez apporté au pays, à part votre utopie sortie des chimères de certains philosophes de l’extrême gauche internationale?

Je me fous de votre arabe littéraire, de vos colères, de votre ton vindicatif, de vos procès d’intention, de votre soi-disant lutte contre la corruption, de vos luttes imaginaires contre les traîtres et les conspirateurs, de votre chasse aux sorcières. Ce sont là des affaires internes entre vous et la justice. J’ai l’épicier du coin qui guette mes entrées et sorties, et le propriétaire du cagibi où j’habite qui m’épie à chaque fin du mois et le cordonnier qui voudrait être payé pour avoir réparé mes chaussures.

De grâce, épargnez-moi vos nerfs tendus, vos accusations, vos hystéries, votre populisme au rabais,  vos descentes tape à l’œil. Vous ne souriez même pas, comment pourrais-je avoir confiance en votre magnanimité? De plus en plus, dans les cafés, on choisit de voir un match de foot ou le plus minable des feuilletons, que de regarder vos discours. La même rengaine, le même refrain. J’ai besoin des patrons que vous diabolisez. Ce sont eux qui me donnent du travail et m’assurent le minimum, et non vous. Vous ne faites que me vendre des mirages. J’ai besoin de l’UGTT pour défendre mes droits au cas où on ne me paye pas pour mon travail. Je ne vous laisserai pas l’écraser.

Vous avez eu plus de deux ans pour élaborer discrètement des plans de relance pour le pays, mais vous n’avez rien fait. Après le 25 juillet, vous n’avez rien proposé de crédible ni pour moi ni pour mes enfants ni pour le pays.

Un président, qui a bataillé contre vent et marais pour être omnipotent, doit parler de stratégies, de réformes économiques et sociales. Un président doit parler de développement, d’infrastructure, de politiques financière et étrangère. Et si les jeunes, que vous allez consulter sur le devenir du pays, vous demandaient le plein emploi, le lycée, la faculté, l’hôpital universitaire, les infrastructures, l’habitat décent, des projets pour chacun d’eux, la distribution des biens de l’État, qu’auriez-vous à leur répondre? Qui ignorer et qui satisfaire? Les caisses de l’État sont vides, comment allez-vous faire pour faire face à toutes ces bouches ouvertes?

La popularité est une bulle, grosse de l’extérieur et vide de l’intérieur

Après le chaos des Frères musulmans, vous nous préparez à l’apocalypse des comités de salut public, aux batailles rangées entre villages pour tel ou tel projet. Quand on n’a pas de solution ni pour les ordures ménagères qui asphyxient la ville de Sfax, la seconde ville du pays, ni pour la salubrité des autres grandes villes, on n’a pas le droit de rêver à refaire le monde.

Les sondages sont, actuellement, en votre faveur, certes. Mais, n’oubliez pas le phénomène de la bulle, grosse de l’extérieur et vide de l’intérieur et qui se dégonfle d’un coup. Bientôt, nous, les forçats de la terre, nous n’aurons plus que nos chaînes à perdre. Alors, pensez-y, et oubliez un peu les résultats trompeurs des sondages, ainsi que les éloges des courtisans et l’hystérie de vos armées d’enragés de Facebook.

Le monde a évolué avec les tenants de la force de travail dont je fais partie, les savants et les propriétaires des moyens de production, et non avec la petite bourgeoisie parasitaire ou utopiste, les marginaux et le lumpenprolétariat d’«Echaab yourid».

P.S. Hé, les fans de Kaïs Saïed, cette tribune vous offre une nouvelle occasion pour m’insulter et me diffamer.

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