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Tunisie : la justice face à ses démons

Kaïs Saïed reçoit les représentants du corps judiciaire.

La rencontre hier, lundi 6 décembre 2021, du président de la république Kaïs Saïed avec les principaux représentants du pouvoir judiciaire n’a pas manqué de faire grincer des dents parmi les partisans du chef de l’Etat, qui comprennent son agacement face au laxisme de la justice dans la gestion des affaires de corruption impliquant des responsables politiques, et ses adversaires, qui voient dans cette rencontre une ingérence insupportable du magistrat suprême dans les affaires d’un corps qui est censé être indépendant. Le problème c’est que les deux parties ont raison. Explications…

Par Ridha Kefi

En effet, la rencontre d’hier au palais de Carthage n’est pas la première du genre au cours de laquelle le chef de l’Etat a interpellé les juges, directement ou indirectement, en leur reprochant de faire preuve de lenteur voire de parti-pris dans l’examen d’affaires impliquant des parties ou des personnalités politiques et qui ne supportent pas d’être reportées ad vitam eaternam. M. Saïed a même été très loin dans ses accusations, en affirmant à plusieurs reprises que certains juges sont ouvertement alignés sur des partis politiques, en laissant entendre qu’il s’agit surtout du mouvement islamiste Ennahdha, et leurs décisions sont donc sujettes à caution, notamment celles relatives aux affaires impliquant Rached Ghannouchi et ses «frères musulmans».

Penchants personnels et obédiences politiques

Les Tunisiens, dont un grand nombre partagent cette impression, qui est devenue au fil des jours et des décisions judiciaires une conviction, ne supportent plus, eux non plus, ce qu’ils considèrent comme du laxisme de la part des certains juges dans le traitement particulier qu’ils réservent aux responsables politiques et espèrent les voir faire preuve de plus de courage, de responsabilité et d’honnêteté dans l’exercice de leurs fonctions et ne plus se cacher derrière leur petit doigt pour éviter de braquer telle ou telle partie influente, en laissant transparaître, derrière certaines de leurs décisions, des penchants personnels sinon des obédiences politiques.

Le fait que certaines affaires impliquant des dirigeants du parti Ennahdha ou des personnes proches de la mouvance islamiste, comme celles des assassinats des dirigeants de gauche Chokri Belaid et Mohamed Brahmi ou de la fameuse organisation secrète d’Ennahdha, qui, outre les interminables reports, ont subi des tripatouillages de toutes sortes, avec de bien opportunes disparitions de preuves à charges ou des refus d’auditionner certaines personnalités, ne sont pas de nature à prouver l’indépendance de la justice ou l’intégrité de certains juges.

Le fait que deux parmi les ténors du Palais de Justice, Béchir Akremi et Taieb Rached, respectivement ancien procureur général de la république et ancien premier président de la Cour de cassation de Tunis, aient fait l’objet d’enquêtes administratives et qu’ils soient suspendus de leurs fonctions, en attendant la suite des poursuites judiciaires pour corruption dont ils font l’objet, est de nature à renforcer la méfiance des Tunisiens vis-à-vis de leur justice et à alimenter les suspicions de toutes sortes. Ainsi d’ailleurs que les allégations de certains représentants du corps judiciaire qui ont dénoncé, dans des déclarations médiatiques, des abus de toutes sortes commis par leurs collègues.

Aussi, quand le président Saïed appelle les magistrats à accélérer le traitement des affaires d’abus électoraux, comme les financements étrangers des campagnes électorales d’Ennahdha, de Qalb Tounes et Eich Tounsi, il ne fait qu’exprimer un sentiment partagé par beaucoup de Tunisiens que les lenteurs de la justice dans le traitement de pareilles affaires ne sont pas innocentes, si elles ne sont pas délibérées pour permettre à ceux qui se sont fait élire de manière illégale d’achever leur mandat. Car quel intérêt pourrait avoir un verdict annulant une élection s’il est prononcé après la fin du mandat de la personne illégalement élue ?

L’indépendance de la justice en question

Les juges devraient se poser eux-mêmes cette question, avant que le président de la république ne se sente obligé de la leur poser en des termes pressants. Ils devraient aussi veiller à ce que temps judiciaire ne soit pas à la traîne du temps politique, ce qui ouvrirait la porte à tous les dépassements, car l’impunité dont bénéficieraient ainsi les politiques les encouragerait à multiplier les abus en se sentant intouchables et au-dessus des lois.

Les juges, qui ne cessent d’invoquer la soi-disant indépendance du pouvoir judiciaire, pour se défendre de ce qu’ils considèrent comme d’insupportables ingérences du pouvoir exécutif, seraient sans doute plus crédibles s’ils ne donnaient pas l’impression de céder eux-mêmes aux influences politiques et de se dérober à leurs responsabilités dans l’imposition du droit à tous les justiciables, sans exception aucune et sans calculs politiques ou considérations carriéristes.

Il en va de même de l’invocation des moyens, humains, logistiques et matériels, mis à leur disposition, un argument qui ne convainc que les convaincus, car non seulement ces moyens ont été considérablement augmentés au cours des dernières années, mais une hausse substantielle des salaires a été consentie à tout le corps judiciaire pour, espère-t-on, le blinder contre les tentations de la corruption, prétexte maladroitement invoqué par certains représentants de ce corps pour justifier leurs revendications d’augmentations salariales.

Bref, le jour où les juges seront à la hauteur des attentes des justiciables et qu’ils feront régner la justice sans aucune forme de calcul politique ou autre, les interventions du président de la république pour leur rappeler leurs responsabilités vis-à-vis de la nation seront jugées intempestives et inacceptables.

En attendant, la majorité des Tunisiens demeurent en phase avec leur président sur cette question de l’indépendance de la justice, une indépendance qui ne saurait justifier le laxisme, le laisser-aller et les atermoiements ou les deux poids deux mesures dans l’application de loi.

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