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«Asian Godfathers» : Pouvoir et affairisme en Asie avant et après le grand crash

En Tunisie où la superstructure du pouvoir est comparable à celle des pays d’Asie du Sud-Est, le livre de Joe Studwell « Parrains asiatiques : argent et pouvoir à Hong Kong et en Asie du Sud-Est » devrait inspirer une réflexion salutaire sur les relations entre l’économie, le pouvoir, la démocratie, les affaires, les moyens de sortir de la crise, et les perspectives d’avenir.

Par Dr Mounir Hanablia *

Au début des années 90 parmi les 50 personnes les plus riches du monde, 13 étaient originaires d’Asie du Sud-Est. Dans le même temps, parmi les 500 entreprises les plus performantes du monde, aucune n’en provenait. Il était donc nécessaire de comprendre les mécanismes par lesquels la richesse se créait dans cette région du monde au bénéfice des individus que l’on nommera ici, invariablement, parrains, hommes d’affaires, entrepreneurs, intermédiaires, parfois compradors.

La saga des parrains asiatiques

Les parrains d’Asie sont ce cercle d’hommes d’affaires qui en Asie du Sud-Est ont prospéré et que le grand krach asiatique de 1998 a exposés à la lumière crue des médias, des institutions financières internationales, et quelquefois des lois.

Hommes d’affaires? Plutôt entrepreneurs. Immigrés de fraîche date ou non, dans leurs pays d’accueil, ou plus rarement autochtones. Ils ont constitué leurs fortunes sur des nécessités, celles pour les pouvoirs en place de disposer de relais auprès de la population s’impliquant dans certaines missions dont pour différentes raisons ils préféraient éviter de se charger.

C’est ainsi qu’ils ont assumé la collecte des taxes et des fermages, et ont disposé des fonds nécessaires pour acheter des terres et accroître leurs bénéfices et leurs prestiges. Ils se sont alors lancés dans le petit commerce des produits agricoles et dans la logistique entourant les nouvelles activités issues des besoins coloniaux, comme l’encadrement de la main d’œuvre immigrée et l’intercession entre elle, les autorités et le monde du travail, mais cela leur a permis de mettre le pied dans les grandes productions agricoles et industrielles réservées aux Européens comme le thé, le sucre, le riz.

Ils n’ont au départ pas pu disposer des fonds et des moyens nécessaires pour concurrencer les grandes entreprises européennes et américaines dans le domaine minier ou de l’exploitation des produits agricoles à visée industrielle, à l’instar du caoutchouc, mais avec l’essor du secteur bancaire, et la création de banques proprement asiatiques, comme la Bangkok Bank, ils se sont lancés dans les domaines que les opportunités leur ouvraient, particulièrement après le grand reflux européen lors de la seconde guerre mondiale.

Ainsi ils ont collaboré avec les Japonais pour satisfaire les besoins de leur armée durant la seconde guerre mondiale, puis avec les communistes chinois durant l’embargo de la guerre de Corée en leur fournissant du caoutchouc, des médicaments et des armes. Ils ont fourni à l’Indonésie les surplus d’armes japonaises avec lesquelles ses soldats se sont battus contre les maquis puis contre les Anglais dans le conflit de Bornéo.

Contrebande, vente d’armes et relations opaques avec les milieux politiques

Avec les accords de Bretton Woods, ces parrains se sont lancés dans la contrebande de l’or, et avec la guerre d’Indochine dans celle de l’opium. Avec les indépendances et l’avènement des Etats nationaux, ils ont financé les pouvoirs en place et les partis politiques dominants contre la délivrance de monopoles d’exploitation dans le domaine commercial agricole et industriel leur assurant des rentrées régulières et importantes de fonds les situant au-delà de toute concurrence. Ils se sont vu ouvrir les différents domaines économiques jusque-là réservés aux seuls Européens et à Hong Kong. Leur importance économique ne pouvant plus être ignorée, ils ont bénéficié du soutien de la banque coloniale britannique HSBC pour s’approprier des entreprises proprement européennes à l’instar de Jardine & Matheson et se lancer dans le domaine du transport maritime et de la gestion portuaire.

Tout cela n’a pu se faire évidemment sans le soutien des institutions politiques ni l’établissement de relations opaques avec le milieu financier ou boursier. A Hong Kong, il n’est pas rare que des dirigeants anglais de souche de la colonie ou des cadres de la banque HSBC se soient retrouvés en fin de parcours gérant les sociétés de Li Ka Shing.

Le crash asiatique de 1997 a mis en évidence les liens étroits établis par les milieux d’affaires avec le pouvoir politique, particulièrement en Indonésie où la famille Suharto a été étroitement associée aux affaires de ces chinois connus sous les noms de Sodono Salim et de Bob Hassan, les bailleurs de fond du Golkar, le parti au pouvoir, et les parrains indonésiens ont parfois dû rendre des comptes.

En Malaisie, les liens étroits entre Krishnan Ananda, le bâtisseur des tours Petronas, Mahathir Mohamed et l’UMNO ne sont un secret pour personne. Lors de leurs séjours à l’étranger, les enfants de l’ancien Premier ministre de Malaisie sont couvés par l’homme d’affaires tamoul qui s’assure qu’ils ne manquent jamais de rien.

En général, ces richards ont pour la plupart eu le temps de mettre leurs fortunes, ainsi que les fonds que la banque centrale leur a accordés pour les soutenir, à l’abri de la cité entrepôt de Singapour où ils se sont réfugiés.

On estime à plus de 200 milliards de $ les montants déposés par les parrains indonésiens peu scrupuleux à Singapour. Malgré la rigueur du système financier et des banques de la cité du Lion qui lui valent la confiance internationale, elle demeure en règle peu regardante sur l’origine des fonds qui lui sont confiés et prétend supplanter en ce domaine les banques suisses désormais astreintes à plus de transparence.

En général, les parrains asiatiques ont évité de se mêler directement de politique. L’exception a été cependant Thaksin Shinawatra, ce patron d’un groupe de télécommunications qui a bénéficié du soutien des milieux d’affaires pour fonder un parti politique censé lutter contre la pauvreté au profit des villageois et du petit peuple. Ce précurseur de Nabil Karoui, dont l’accession au poste de Premier ministre en Thaïlande lui a permis de tripler sa fortune sans pour autant sauvegarder les intérêts de ceux qui l’ont soutenu, devenu impopulaire, a finalement été déposé à la suite d’un coup d’État militaire.

Le miracle asiatique est l’œuvre de peuples industrieux et économes

Les parrains asiatiques ont-ils contribué au développement et à la prospérité de leurs pays? En général, ce que l’on a qualifié de miracle asiatique et de petits dragons est lié aux qualités industrieuses et économes de ses peuples. C’est par le biais de l’industrie orientée vers l’exportation mise en place par les sociétés principalement japonaises mais aussi américaines dans les pays de l’Asie du Sud-Est dont la main d’œuvre est traditionnellement peu coûteuse et d’où les syndicats sont bannis, que certains secteurs de sous-traitance et de de fabrication de fournitures se sont développés et que les capitaux à l’origine de la prospérité se sont constitués. Le problème est qu’ils sont déposés dans les banques associées ou alliées des parrains, quand elles ne leur appartiennent pas purement et simplement, et que l’accession au crédit, nécessaire pour la création d’entreprises concurrentielles sur le marché international, demeure tributaire des soutiens politiques disponibles. La conséquence en est que contrairement à ce qui s’est produit au Japon, en Corée du Sud et à Taiwan, le capital n’est pas utilisé pour la création d’entreprises concurrentielles à l’échelle internationale fabriquant des produits à haute valeur ajoutée; il est investi dans l’économie spéculative comme l’immobilier ou bien dans l’exploitation des ressources naturelles, le commerce, les produits de consommation courante, ou l’économie de service.

La crise asiatique des années 90 a quand même diminué l’influence des parrains et ouvert ces pays aux normes économiques internationales. Cependant cette ouverture demeure relative et l’exemple dissuasif de la société APP-Sinarmas (Asia Pulp & Paper) débitrice en 1999 de 13 milliards de dollars ne le montre que trop bien, elle, dont les créanciers américains et français, après des batailles juridiques menées jusqu’aux îles Caïman, n’arrivent ni à se faire rembourser, ni à en exproprier la famille indonésienne Widjaja, ni à faire un inventaire exact de ses biens, ni à la démettre de ses fonctions dirigeantes à la tête de la société. Aujourd’hui, cette société prétend lutter contre le Covid et fournir 1200 tonnes d’oxygène chaque mois aux quatre coins de l’archipel indonésien.

Clientélisme, népotisme, corruption et influences politiques

L’économie des pays asiatiques (Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Philippines), riches en ressources naturelles, demeure semi-coloniale, exportatrice certes de ses produits naturels et de ceux manufacturés par les grandes entreprises étrangères délocalisées, mais toujours importatrice de produits finis à haute valeur ajoutée, elle a certes récupéré du choc des années 90, mais malgré une balance commerciale excédentaire, on estime à plus de 40% de la population le nombre d’Indonésiens vivant sous le seuil de la pauvreté (moins de 2 dollars quotidiens de revenus), cette proportion étant par exemple à titre comparatif de 15% en Argentine et de 22% au Brésil.

Sous la domination de cartels et de monopoles locaux appuyés sur le secteur bancaire, et mis à part Hong Kong désormais dans l’orbite chinoise mais où les parrains gardent la haute main en particulier sur l’immobilier, et Singapour, sous le pouvoir autoritaire et éclairé de la famille Lee Kuan Yew, cette économie demeure généralement tributaire du clientélisme, du népotisme, de la corruption, et des influences politiques locales, elle interdit la mobilité sociale des plus méritants ou entreprenants et n’insuffle pas la confiance nécessaire aux investisseurs occidentaux capables de l’ouvrir complètement sur le commerce international, elle est incapable de concurrencer la puissance économique chinoise ascendante dont elle risque de ne devenir que l’appendice.

En Tunisie où la superstructure du pouvoir est comparable, ce livre devrait inspirer une réflexion salutaire sur les relations entre l’économie, le pouvoir, la démocratie, les affaires, les moyens de sortir de la crise, et les perspectives d’avenir.

* Médecin de pratique libre.

« Asian Godfathers: Money and Power in Hong Kong and Southeast Asia », de Joe Studwell, éd. Grove Press / Atlantic Monthly Press, 328 pages, septembre 2008.

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