Il est injuste, immoral et inconcevable que les 40% de Tunisiens qui ont plus de 35 ans continuent de séquestrer la nouvelle génération en faisant passer leurs schizophrénie et sa paranoïa pour de la clairvoyance.
Par Hatem Mliki*
Les Tunisiens peuvent être fiers de leur révolution qui a permis en si peu de temps de renverser non seulement le régime de Ben Ali mais aussi bouleverser leur mode de vie.
Grace à la révolution des jasmins l’odeur de la violence, de la division et de l’inconnu est partout.
Les Tunisiens sont aujourd’hui réconciliés avec leur identité arabo-musulmane. Finie l’époque où nous étions obligé de regarder jalousement à la télé nos confrères irakiens, somaliens et soudanais s’entretuer. Aujourd’hui nous avons nos propres «salafistes djihadistes» qui circulent librement et sèment la terreur dans les rues et nous avons nos propres victimes que nous pouvons enterrer avec fierté.
Révolue également la période où nous connaissons à l’avance le nom du prochain président (désigné à vie de toute façon). La Tunisie d’aujourd’hui a réussi à faire un pas géant dans l’histoire de l’humanité que nul ne pourra égaler, au moins dans les années à venir. Nous ne savons même pas si nous allons avoir des élections puisque nous nous sommes tous déplacé un certain 23 octobre 2011, apparemment bourrés, pour élire une assemblée constituante devenue, dieu seul sait comment, éternelle.
Processus démocratique bloqué
Nul ne peut aujourd’hui prendre au sérieux les propos tenus par les représentants d’Ennahdha quant à leur volonté d’accélérer le processus démocratique tel qu’il est entendu par l’ensemble des Tunisiens. Le refus de limiter à une année les travaux de l’Anc, telle que prévue par le décret présidentiel et moralement approuvé par le parti islamiste, date déjà du débat concernant l’organisation provisoire des pouvoirs publics au lendemain des élections du 23 octobre 2012. La dissolution de l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie) quelques temps après la publication de son rapport final sur les élections de l’Anc ainsi que le veto opposé par le gouvernement et le bloc islamiste à l’Anc quand aux instances indépendantes des médias et de la justice montrent également que la «troïka» au pouvoir n’avait pas l’intention de doter le pays des moyens nécessaires à une démocratisation progressive et évolutive de la vie politique.
En plus de ces faits, pour ne pas être taxé de procès d’intention, rien ne justifie un cas de force majeure objectivement vérifiable et défendable ayant empêché l’Anc d’achever à temps ses travaux, ni le gouvernement de proposer des textes de lois concernant les différentes instances indépendantes réclamées par tous.
Pire encore, la demande exprimée par Béji Caïd Essebsi, en janvier 2012, à l’origine de sa popularité actuelle, a été violemment critiquée par les représentants du gouvernement au point que le conseiller politique du chef du gouvernement est parti, quelques semaines après, sur la piste d’un complot mijoté par des membres de l’opposition avec le soutien de forces étrangères contre son gouvernement légitime pour contrecarrer l’ampleur de cette tendance.
De même que l’argument tant avancé par le gouvernement et selon lequel il fait face à un héritage lourd et à une situation complexe nécessitant une refonte du système de Zaba à travers des réformes structurelles compatibles avec les attentes de la révolution a aujourd’hui beaucoup de mal à convaincre même ses sympathisants. Le fameux programme du gouvernement, présenté par ses défenseurs comme étant unique dans l’histoire de la Tunisie par son volume, sa nature et ses finalité, s’est finalement soldé par une tentative échouée d’égaler les résultats obtenus auparavant par la dictature de Ben Ali.
Echec de la stratégie du dialogue avec les extrémistes
Par ailleurs, la stratégie du dialogue avec les extrémistes prônée par le guide spirituel d’Ennahdha et tant critiquée par ses adversaires a nourri une montée de la violence couronnée par une attaque scandaleuse de l’ambassade des Etats-Unis et l’Ecole américaine de Tunis, le 14 septembre 2012, au point que le défenseur du dialogue, qui n’a jamais eu lieu de toute façon au moins publiquement, a fini par admettre le danger que représente ces mouvements salafistes sur l’ordre public.
Enfin, la question de représentativité ou majorité électorale sur laquelle s’appuyait souvent Ennahdha s’est soldée par une troïka divisée et maintenue en place uniquement par la grâce des intérêts personnels croisés.
Ne pouvant plus valoir sa bonne foi, ni défendre son bilan, ni compter sur ses alliés, le gouvernement islamiste envisage aujourd’hui de se refaire une virginité à travers l’idée d’élargir la coalition. A nouveau une arnaque.
Au lieu d’accepter de débattre l’inévitable question des échéances électorales, Ennahdha est prêt à échanger des postes ministériels qu’il occupe, hors ministères de souveraineté, en échange d’une durée toujours indéterminée de la constituante.
Ayant placé ses éléments dans les différents centres de prises de décision, Ennahdha pense qu’il pourra se passer de quelques ministères, en crise et mal gérés de toute façon, tout en gardant sa mainmise sur l’Etat (gouvernement et Anc).
Il est temps que le mouvement islamiste admette qu’il ne pourra pas préserver par la force ou la combine un pouvoir qu’il a eu par militantisme. Qu’il serait moralement incorrect de prendre en otage les intérêts des citoyens et leur droit à la prospérité et la dignité par crainte de perdre cette «chance» historique.
Remplacer un parti unique par un autre
Le parti islamiste doit également admettre qu’il a commis une erreur stratégique en opposant la légitimité au consensus dans une phase transitoire, en priorisant le pouvoir sur la démocratie par le gel du processus démocratique entamé par la révolution, en transformant son bureau politique en gouvernement indépendamment de la compétence et des besoins de la population en phase de crise et en cherchant à créer la division au lieu de la cohésion dans un contexte national et international critique.
Il est aussi temps que les leaders nahdhaouis comprennent que l’époque des années 80 où la mouvance islamiste se présentait comme alternative au régime est révolue et que l’idée de remplacer un parti unique par un autre est finie. 60% des Tunisiens, selon la pyramide d’âge de 2010, ont moins de 35 ans et ne sont pas du tout concernés par l’ancien combat gauche/islamiste/Rcd. Pour toute cette génération, la rivalité des partis politiques doit être située au niveau de la performance et l’efficacité et non sur le terrain du pouvoir qui doit rester désormais la propriété du peuple.
Il est injuste, immoral et inconcevable qu’une partie des 40% restants continue de séquestrer cette nouvelle génération en faisant passer sa schizophrénie et sa paranoïa pour une clairvoyance.
* Consultant en développement.
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