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Pourquoi les pharmaciens protestent-ils ?

Pharmacie

Libre réflexion sur les contradictions dans lesquelles se débattent les pharmaciens et les pouvoirs publics, au nom des usagers, ces éternels absents.

Par Yassine Essid

A l’origine une décision de deux ministres, respectivement de la Santé publique et du Commerce, d’augmenter la TVA sur la vente des médicaments, qui sera généralisée en 2016 et imposée à tous les niveaux de la chaîne pharmaceutique. Cette décision a provoqué l’indignation de la profession. Inextricable affaire qui confronte deux camps mais n’empêche pas de notre côté un effort de raison. Cette polémique devrait surtout amener un peu de clarté sur les difficultés et les contradictions dans lesquelles se débattent la profession et les pouvoirs publics au nom des usagers, ces éternels absents.

Distinction, autorité et… transaction

Enfant, j’étais impressionné chaque fois que je pénétrais dans une pharmacie du quartier. Elle portait à l’époque l’emprunt portugais d’«especiarias». A lui seul, le lieu imposait le respect.

De la personne du pharmacien, dont le patronyme ornait le haut de la boutique, émanait une distinction et une autorité à laquelle les enfants sont si sensibles.

Quant à la pharmacie, qui ne manquait pas de pittoresque, elle dégageait une édifiante fragrance où se mêlait à l’odeur d’encaustique d’éther pur, d’alcool et d’iode, un arôme de clou de girofle et de cannelle.

Généralement obscure, la boutique n’autorisait aucun libre choix aux clients car rien n’était à portée de main. Sa façade était faite de boiserie et de vitrage peint. A l’entrée, à gauche, trônait l’imposante bascule pèse-personne qui vous délivrait un ticket après chaque pesée. Au-dessus du vieux comptoir en bois, on découvrait avec fascination l’incroyable profusion de récipients alignés avec soin sur des étagères: d’antiques flacons en céramique, des bocaux contenant un liquide dans lequel baignaient des serpents, des scorpions, des lézards et bien d’autres créatures indéfinissables et repoussantes. Il y avait aussi, bien en évidence, des mortiers en marbre et des pichets d’étain qui devaient servir à confectionner pâtes, poudres et autres onguents aux nombreuses vertus médicinales.

Dans des pots en faïences, d’un blanc laiteux portant des décors en camaïeu bleu ou polychrome, étaient conservés baumes, pilules et toutes sortes d’ingrédients nécessaires à l’élaboration des remèdes. Il y avait aussi des vieux tiroirs disposés en rangées verticales,  jusqu’au plafond, portant l’inscription du nom de la plante officinale qu’ils contenaient : herbes, sucs et racines desséchées  aux vertus curatives.

Une monumentale échelle roulante, montée sur galets de cuivre, permet d’accéder aux étagères hors de portée de l’Homo erectus. Des médicaments, dans leur emballage illustré au graphisme «rétro», étaient empilés non loin de la vitrine ainsi que des ordonnanciers, sorte d’indéchiffrables grimoires où le pharmacien, en professionnel consciencieux, notait, pour chaque achat, le nom du médecin qui avait prescrit le traitement, la formule exacte de la préparation et le nom du patient.

Il y avait enfin l’inoubliable caisse enregistreuse en métal, avec son clavier de 10 touches indiquant les francs et les centimes et le son de la clochette qui se déclenche à chaque encaissement en prévenant le patron qu’une transaction avait eu lieu.

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Une large palette de produits  cosmétologiques et d’hygiène corporelle, de purées amaigrissantes… 

La prière des absents

Des générations de pharmaciens vont se succéder en préservant jalousement ce décor. Le pharmacien n’était alors que l’héritier d’une lignée de précurseurs, des professionnels de la santé valorisés tant socialement qu’économiquement.

Dans ce parcours deux fois millénaire, on peut distinguer plusieurs périodes profondément liées aux mutations de la vie urbaine. Tout commence avec l’«onguentarius» (qui fait ou vend des parfums liquides), qui devient, au fil des siècles, le droguiste, fournissant le public en tisanes et en onguents, l’épicier, puis l’épicier-apothicaire et, enfin, l’apothicaire, négociant en élixirs et en juleps, auquel on s’adressait pour ses remèdes mystérieux qu’il composait la nuit dans l’arrière-boutique derrière les gros alambics et les paquets de baume.

La révolution française transformera plus tard l’apothicaire en pharmacien. On valorisa alors la notabilité du personnage, que la loi de Germinal, remplaçant la pratique dispensée par le régime corporatiste de l’Ancien Régime, en a fait un professionnel diplômé, reconnu comme ayant l’aptitude nécessaire pour exercer le métier de pharmacien.

Combien, parmi nos lecteurs, pourraient témoigner avoir aperçu un pharmacien présent derrière son comptoir au moment de se faire délivrer leurs ordonnances? Censés remplir un rôle capital d’accompagnement et de conseils sur les médicaments prescrits, la plupart des  pharmaciens tunisiens sont rarement présents dans leurs officines, se livrant souvent à d’autres activités bien plus lucratives.

On a ainsi connu des pharmaciens patrons de presse, hôteliers, fermiers, éleveurs, tenanciers du salon de thé, consultants dans des laboratoires, enseignants, et bien d’autres leviers qui leur procurent des revenus supplémentaires tout en laissant la charge de leur établissement à des préparateurs ou à de simples commis en majorité en contrat à durée déterminée au regard du taux de rotation de cette  main-d’œuvre précaire et bon marché.

Des officines qui tournent au bazar

Quant à la pharmacie moderne, elle n’évoque qu’une lointaine résonance avec celle décrite plus haut. Elle a perdu son prestige et sa sobriété légendaire. L’enseigne lumineuse et dynamique, qui tient toute la largeur de la boutique, en plus de l’affichage du caducée représentant la coupe d’Hygie, ornent aujourd’hui les devantures des pharmacies, améliorant d’autant la visibilité des officines.

A l’intérieur, toujours située en tête de gondole, une large palette de produits  cosmétologiques et d’hygiène corporelle, de purées amaigrissantes et de pèse-personnes électroniques sont en libre accès.

C’est désormais l’image la plus «visible» des officines qui tournent alors au bazar. Derrière un immense comptoir s’affaire une nuée de préparatrices en blouse blanche aidées par les tiroirs désormais robotisés dédiés au rangement des commandes et à la distribution des médicaments en stock gérés par ordinateur.

Révolu le temps où être pharmacien était un sacerdoce. Alors acteur incontournable dans la coordination des soins, participant à la prévention, au dépistage, luttant contre le mésusage du médicament, assurant le  suivi des vaccinations en incitant aux rappels, saupoudrant d’une poudre blanche la chevelure de quel qu’écoliers pouilleux et  faisait éviter des consultations médicales inutiles grâce à sa compétence et la conscience qu’il avait de sa mission.

L’espace officinal favorisait la qualité de l’accueil pour une meilleure écoute du patient. L’implication du pharmacien dans le parcours de soins permettait alors aux moins nantis de faire l’économie de visites médicales et d’hospitalisations inutiles. Ce même pharmacien réorientait, le cas échéant, le patient vers le médecin, généraliste ou spécialiste, pour les pathologies nécessitant un diagnostic et une prise en charge rapide hors de son champ de compétence.

Le malade au bout de la chaîne

Aujourd’hui le malade est au bout d’une longue chaîne de prestataires de services : les laboratoires qui fabriquent les médicaments, les délégués médicaux qui en assurent la promotion  auprès des médecins  qui, à leur tour, prescrivent de longues listes des médicaments plus que douteux, sans précautions et sans soucis des effets secondaires de tel ou telle molécule et, surtout, sans égard pour des malades qui ne bénéficient d’aucune prise en charge.

Cet état de choses arrange bien les affaires de ces braves tenanciers d’officine compréhensifs et indifférents à la fois à la nature et à la dangerosité des médicaments livrés sans ordonnance, se préoccupant peu de leurs mauvais usages, des contre-indications et de leurs effets indésirables. Une situation gagnant-gagnant. D’un côté, des patients sans moyens leur permettant de s’acquitter du prix d’une consultation chez le médecin et qui, livrés à leur propre jugement, n’ont pas d’autre choix que de recourir à l’automédication. De l’autre,  des pharmaciens devenus simplement commerçants-propriétaires d’officines qu’ils dirigent de loin. Un phénomène devenu courant mais dangereux pour la santé individuelle et publique.

Il y a bien des années que les médecins ne prêtent plus le serment d’Hippocrate qui met en avant le caractère social et humaniste de leur pratique plutôt que leur intérêt exclusif pour le profit. On oublie cependant que les pharmaciens devraient s’engager moralement avant leur entrée en fonction. Aujourd’hui jeté aux oubliettes, leur serment commande «de promettre d’exercer leur profession bien et loyalement». «Que le prix d’aucun médicament ne sera majoré à la demande d’aucun maître en médecine, mais compté au plus juste». Enfin, «qu’ils ne feront d’association avec personne, ni pour survendre, ni pour payer des taxes d’entrée sur les marchandises étrangères, ou autre chose préjudiciable à la corporation».

Il y a quelques années, souffrant de remontées acides et d’aigreur d’estomac, je me suis présenté à une pharmacie de la Rue Soufflot, à Paris. L’année de la fondation de l’officine,  en l’an 1714, était signalée en jaune sur la vitrine. Le pharmacien, qui portait une redingote sombre et un chapeau melon, me reçut fort aimablement et s’enquit du mal dont je souffrais. Il sortit du comptoir, alla vers l’arrière-boutique pour réapparaître aussitôt muni d’un flacon rempli de poudre blanche en m’expliquant bien la posologie. Je m’apprêtais alors à le payer mais il leva la main comme si le contact de l’argent le répugnait. «C’est pour  rien», me répondit-il, et refusa, malgré mon insistance, d’être payé pour un geste qu’il considéra complètement insignifiant.

Cette attitude, que j’étais incapable de définir, m’avait fortement marqué. Car dans cette boutique, qui tenait plus de l’apothicairerie que de l’officine, située dans l’une des plus célèbres rues de Paris, un pharmacien en accoutrement passé de mode, affable et bienveillant,  était peut-être le dernier vestige de l’éthique légendaire effacée à tout jamais de l’esprit de nos médecins et pharmaciens. En somme il cherchait à me démontrer, dans la pure tradition hippocratique, que la santé n’a pas de prix.

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