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Jasta : L’Arabie Saoudite face aux victimes du 11-Septembre

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La 1ère action en justice intentée aux Etats-Unis contre l’Arabie saoudite, sur la base de la loi sur la justice contre les sponsors du terrorisme, pourrait avoir des conséquences sur les relations entre les deux pays.

Par Marwen Bouassida *

Le 28 septembre 2016 fera certainement date dans l’Histoire des relations des Etats-Unis avec l’Arabie Saoudite. C’est le jour où le Sénat, devançant le veto opposé du président américain, a fait promulguer «une loi inquiétante», selon le communiqué du gouvernement saoudien. Il s’agit de «Justice Against Sponsors of Terrorism Act», en français : la loi sur la justice contre les sponsors du terrorisme, plus connue sous son acronyme anglais: Jasta.

Cette loi permet aux victimes du terrorisme et leurs ayants droits d’attraire les Etats impliqués directement et même indirectement dans des actes terroristes commis sur le sol américain devant la justice fédérale américaine, sans que ces Etats puissent se prévaloir de leurs immunités. C’est à quoi le président Obama s’est opposé. Pour lui, une telle loi peut entraver les intérêts américains.

Sans mentionner aucun Etat, ni même les attaques du 11 septembre 2001, le contexte de la promulgation de cette loi ne laisse aucun doute sur ses visées : il s’agit d’un moyen d’inculper l’Arabie Saoudite et de lui demander des dédommagements.

Cela est clair. Les commanditaires de cette loi sont un collectif des victimes des attentats du 11-Septembre et leur demande repose sur des révélations de «File 17», un rapport d’enquête confidentiel de plus de 400 pages, dont 29, médiatisées à tort sous le nom des «28 pages», tracent des liens suspects entre des responsables des attentats et des responsables de l’Etat saoudien.

Toutefois, ces liens ne semblent pas être clairs et déterminants. Eleanor J. Hill, l’un des directeurs de l’enquête, a déjà déclaré en ce sens que ces pages ne constituaient pas la pierre de Rosette pour déchiffrer l’énigme du 11-Septembre. Le rapport mentionne même le défaut d’une preuve inculpant le gouvernement saoudien pour une participation directe dans les attaques, mais n’ignore pas une éventuelle participation individuelle, directe ou indirecte, de certains de ses cadres. Seuls quelques indices sur des liaisons soupçonnables sont rapportés.

L’essentiel des pages de ce rapport tourne autour de deux personnages principaux, Omar Al-Bayoumi et Osama Bassnan, soupçonnés d’être des agents secrets et intermédiaires entre des personnes de l’establishment saoudien et les pirates de l’air. Ces soupçons proviennent des rapports simultanés, directs et substantiels qu’ils ont eus avec eux.

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Khalid Al-Mihdhar et Nawaf-Al-Hazmi, deux des cinq pirates de l’avion qui ont attaqué le Pentagone.

Le rapport de l’enquête montre, à partir des mémorandums du FBI, comment Omar Al-Bayoumi recevait à la fois des allocations de l’ambassade saoudienne à Washington et un salaire mensuel d’une compagnie, en relation avec Al-Qaïda et affiliée au ministère de la Défense saoudienne, sans cependant y avoir travaillé. Ces revenus ont augmentés subitement avec son entrée en contact avec Khalid Al-Mihdhar et Nawaf Al-Hazmi, deux des cinq pirates de l’avion qui ont attaqué le Pentagone, et à qui il a offert une assistance matérielle.

Le rapport indique qu’Al-Bayoumi était fréquemment en contact avec des organisations soupçonnées de financer l’islamisme, comme «The Holy Land foundation», ainsi qu’avec l’establishment saoudien aux Etats-Unis, surtout depuis les attaques du 11 septembre 2001.

C’est à travers lui que les deux futurs pirates de l’air sont entrés en contact avec Osama Bassnan, proche lui aussi de l’establishment saoudien. Le rapport du FBI montre que ce dernier et sa femme recevaient plusieurs sommes d’argent de la part de l’ambassadeur, le prince Bandar, et de son épouse, la princesse Haifa. Un mémo de la CIA rapporte aussi qu’il a reçu une importante somme d’un membre de la famille royale lors d’un voyage effectué à Houston en 2002. Le rapport ajoute que Bassnan était reconnu comme extrémiste religieux et disciple déclaré de Ben Laden et ami de sa famille. Il était proche d’Omar Nakarbashat, un autre associé des pirates et en contact avec des groupes jihadistes en Erythrée et avec le cheikh extrémiste Omar Abderrahmane.

Parmi les autres noms, on trouve le Cheikh Al-Thumainy, fonctionnaire au consulat saoudien à San Diego et imam wahhabite à la mosquée Cheikh Fahd à Culvy City en Californie visitée par les deux pirates de l’air. Il est soupçonné de les avoir mis en contact avec Omar Al-Bayoumi. On trouve aussi Abdullah Ben Laden, le demi-frère d’Oussama Ben Laden, fonctionnaire de l’ambassade de l’Arabie Saoudite à Washington et connu pour ses liens avec des Ong islamistes. Il était proche de Mohamed Quader Harunani, un éventuel associé aux pirates de l’air Mouhamed Atta et Marwan Al-Shehhi.

Le rapport cite encore deux autres noms de personnes moins influentes, Salah al-Husseyn et Mohammed Al-Qudheicen. Le premier est un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur saoudienne suspecté d’avoir rencontré Al-Hazmi, quelques jours avant les attaques, dans un hôtel à Hendron Vergia où les deux séjournaient. Le second est suspecté d’avoir provoqué un incident au bord de l’America West Flight en 1999 et tenté de pénétrer dans le cockpit avec l’objectif de tester le système sécuritaire de l’avion lors de son voyage à Washington pour assister à une fête organisée à l’ambassade de l’Arabie Saoudite qui a payé son billet.

Le rapport trace aussi les liens de plusieurs appels téléphoniques suspects, comme ceux qui ont eu lieu en mars 2000, entre des officiers saoudiens de l’armée de l’air, Osama Nooh et Lafi Al-Harbi, avec les pirates de l’air, Nawaf Al-Hazmi et Khalid Al-Mihdhar. Et d’autres appels ayant eu lieu en mars 2002 entre la société qui gère la résidence de l’ambassadeur et son garde de corps avec Abu Zubaida, un dirigeant d’Al-Qaïda, et même des appels vers le numéro de Ben Laden au Pakistan.

Le rapport reproche, dans une autre partie, à l’Arabie Saoudite son manque de coopération dans la lutte contre le terrorisme. Il prétend qu’en 2001 le gouvernement saoudien savait que certains individus étaient en contact avec Abu Zubaida et au courant d’une future opération d’Al-Qaïda, mais a refusé de coopérer au prétexte d’insuffisance d’informations. Il reproche aussi le refus de coopération dans l’investigation d’Al-Tayyib et de Mohammed Jamal Khalifa. Le premier était le manager des affaires de Ben Laden et de Khalid al-Fawwaz, alors que le second était un beau-frère de Ben Laden et responsable des attentats en Jordanie où il était emprisonné avant son extradition vers l’Arabie Saoudite où il fut relâché.

Toutes ces informations sont certes intéressantes mais ne semblent pas apporter une preuve suffisante capable d’attester la responsabilité du gouvernement saoudien dans les attaques du 11 septembre 2001. Les personnes suspectes ne sont pas des cadres de l’Etat et ne le représentent pas. Même la question de la passivité de l’Arabie Saoudite, quoiqu’elle soit envisageable et condamnable par la nouvelle loi, semble difficile à démontrer en raison de la nature complexe et le caractère fort confidentiel de la matière.

Les enquêteurs, eux-mêmes, rappellent que la majorité de ces informations sont encore spéculatives et manquent de confirmation, et n’ignorent pas la possibilité que toutes ces liaisons soient innocentes et légitimes.

Toutefois, la faiblesse du rapport n’a pas empêché les firmes d’avocats d’investir le champ et de proposer leurs services à une clientèle dont le nombre dépassent les trois milles victimes.

Le 1er octobre 2016 est la date marquant la première action en justice contre l’Etat saoudien sur la base de la Jasta. Celle-ci est intentée par Stephanie Ross DeSimone, veuve et ayant droit d’une enfant dont elle était enceinte lors de l’assassinat de son mari, Patrick Dunn, dans l’attaque visant le Pentagone.

Par son action, la requérante accuse l’Etat saoudien d’avoir fourni, pendant une vingtaine d’années, un soutien matériel et idéologique aux terroristes d’Al-Qaïda et lui demande des dédommagements et indemnisations pour la perte de son mari et les troubles mentaux qui l’ont suivi.

La plainte de Mme. DeSimone présente 13 accusations, à savoir :

(1) avoir collecté et blanchi des fonds au profit des organisations terroristes islamistes et des mouvements séparatistes associés, y compris Al-Qaïda;

(2) avoir acheminé des fonds à des organisations terroristes islamistes, des combattants et des mouvements séparatistes associés, y compris Al-Qaïda;

(3) avoir fourni un appui financier, logistique et personnel à des combattants et des terroristes islamistes, y compris Al-Qaïda;

(4) avoir aidé et encouragé des activités terroristes d’Al-Qaïda, y compris la planification, la coordination, le financement et l’exécution d’attaques terroristes;

(5) avoir permis aux combattants et aux terroristes islamistes, y compris les membres d’Al-Qaïda, d’avoir des emplois ostensibles afin de permettre à leurs organisations d’accéder aux zones de conflit, ce qui leur permet d’y avoir des activités militantes et terroristes;

(6) avoir servi d’intermédiaire avec des organisations terroristes locales au profit d’Al-Qaïda, l’aidant ainsi à élargir sa base opérationnelle et sa sphère d’influence;

(7) avoir facilité le financement et les livraisons d’armes et de fournitures de guerre à des organisations terroristes islamistes et des mouvements séparatistes associés, y compris Al-Qaïda;

(8) avoir financé des camps d’entrainement utilisés par Al-Qaïda et des organisations jihadistes associés pour former des soldats et des terroristes, y compris les camps utilisés pour former les pirates du 11-Septembre;

(9) avoir activement recruté de nouveaux membres au profit des organisations terroristes islamistes et des mouvements séparatistes associés, y compris Al-Qaïda;

(10) avoir travaillé pour promouvoir, à travers le monde, l’idéologie jihadiste d’Al-Qaïda et attirer de nouveaux adhérents à sa cause;

(11) avoir servi de canaux de diffusion de l’information et de la documentation entre des organisations terroristes islamistes et des mouvements séparatistes associés, y compris Al-Qaïda, et entre des organisations terroristes islamistes et des mouvements séparatistes et les médias;

(12) avoir diffusé des publications destinées à faire progresser l’idéologie islamiste radicale d’Al-Qaïda dans le monde musulman et de légitimer le jihad violent contre les chrétiens et les juifs au motif qu’ils sont «infidèles» qui ne méritent pas de vivre;

(13) avoir appelé ouvertement les musulmans à prendre les armes contre les sociétés occidentales et démocratiques, y compris les États-Unis.

Ces accusations ont comme éléments de preuve le rapport «File 17» et d’autres rapports du FBI et de la CIA qui tracent les parcours individuels des pirates de l’air et leurs rapports avec le jihad afghan et certains fonctionnaires de l’Etat saoudien.

Jusqu’à ce jour le juge fédéral américain n’a pas encore rendu sa décision, mais l’inculpation de l’Arabie saoudite pour ces motifs pourraient rendre les relations entre les deux pays délicates.

Rappelons que ces relations remontent à 1945, à un accord secret conclu entre Abdelaziz Al-Saoud et Franklin Roosevelt, connu sous l’appellation du «Pacte Quincy». Selon ce pacte les Etats-Unis offrent sa protection militaire au royaume en échange du droit d’accès aux ressources pétrolières. Depuis les deux Etats sont devenus alliés majeurs. Ils ont même collaboré entre 1979-1989 lors de la guerre d’Afghanistan qui a donné naissance à Al-Qaida. Ce qui était la guerre sainte contre le gouvernement socialiste athée pour l’Arabie Saoudite, était l’«Opération Cyclone» contre l’Union Soviétique pour les Etats-Unis.

Certains spécialistes rapportent que, durant cette opération, les Etats-Unis ont payé des sommes importantes dans le financement des jihadistes, appelés dès lors «Freedom Worriors» – les combattants de la liberté. Peter Bergen, dans son livre ‘‘Holy War Inc.’’ (2001), rapporte que le financement américain des moujahidines est passé de 20-30 millions de dollars durant les années 1980 à 630 millions dollars en 1987. Noam Chomsky rapporte aussi, dans son livre ‘‘Fateful Triangle’’ (1999), que durant la même période, Gulbeddine Hekmatyar, l’un des chefs des moujahidines, a reçu de la part de la CIA une aide officielle de 3,3 millions de dollars et une somme équivalente de l’Arabie Saoudite.

En faisant passer, aujourd’hui, une loi qui incrimine les Etats sponsors du terrorisme inculpés dans des actes commis sur le sol américain, les Etats-Unis semblent chercher à vendre leur allié au prix d’un blanchiment de son passé Afghan. Ce prix semble être cher, mais peut cacher un nouveau projet dans la région plus rentable à leur intérêt.

* Étudiant chercheur en droit international et relations Maghreb-Europe.

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