Le récit hebdomadaire des activités du chef du gouvernement Youssef Chahed tel qu’il aurait pu l’écrire lui-même. Pour les islamistes, l’exacerbation de la crise est du pain bénit…
Imaginé par Yassine Essid
En ces temps d’incertitudes, j’ai décidé de ne plus me mettre trop en avant pour donner l’air de réfléchir. On ne peut pas charmer et gouverner en même temps. Surtout lorsqu’on manque d’idées sur les moyens de s’en sortir. Les repères sont brouillés, la colère sociale s’exacerbe, les revendications se multiplient, les syndicats se rebellent, les mobilisations de toutes sortes et les dissensions politiques submergent tout. Quant aux formes traditionnelles de médiations et de représentations, elles se délitent. Des nouveaux lieux du politique apparaissent (associations et réseaux sociaux) où s’affirment le refus des appareils et des vieilles formes d’engagement.
L’avenir politique tient à si peu de choses
Par rapport à tout cela, ceux qui miment aujourd’hui la politique ont du mal à prendre en compte les changements et s’accrochent encore aux formes les plus primitives et les plus éculées de l’action publique. En somme, dans cette confusion infernale, la complexité des faits est telle que mon avenir politique tient à si peu de choses.
L’actualité qui a dominé la semaine est sans conteste celle relative au budget de l’Etat. J’ai présidé, en effet, et pour la première fois, un conseil des ministres consacré à l’examen du projet de la loi de finances pour l’année 2017. Un conseil de novices qui a commencé le 13 octobre et a dû se poursuivre le lendemain.
Ce moment fort dans ma carrière de Premier ministre a été toutefois terni par l’agitation syndicale et le mot d’ordre de l’UGTT, appelant ses structures à se préparer à la lutte pour faire plier le gouvernement. Plus préoccupant, le débat de la loi de finances. Cet acte politique majeur doit être un moment privilégié des relations entre le gouvernement et sa majorité. Or, celle-ci est introuvable. Enfin, le grand public n’a que faire de l’équilibre budgétaire et son catalogue des dépenses et des recettes prévues, mais aux nouvelles mesures fiscales élaborées généralement sans examen critique et qui consistent à appliquer de vieux remèdes à une crise systémique.
Les Tunisiens ne sont pas des Coréens du Sud
Le citoyen ignore toujours que l’impôt, qui relève à la fois de considérations idéologiques que de justice sociale, est le prix à payer pour que l’Etat puisse surmonter son déficit et continuer à faire face à ses devoirs. Ce qui intéresse les gens, c’est surtout l’amélioration des conditions de vie, les créations d’emplois, l’encouragement apporté au climat des affaires, etc. Sauf que plus personne n’est prêt à en payer le prix par des efforts supplémentaires.
La leçon coréenne, «travailler dur ou mourir», aurait du mal à entrer dans la pensée des Tunisiens. Elle explique pourtant comment la Corée du Sud, un pays qui était plus pauvre que la Tunisie dans les années 1960, est devenue aujourd’hui la 11e puissance mondiale et a réussi à multiplier par 200 son revenu par habitant en quatre lustres. La réussite de la Corée, c’est aussi la capacité de résilience d’un peuple face aux difficultés et la volonté farouche de s’en sortir. En 1997, suite à la crise financière asiatique, le gouvernement coréen, lourdement endetté auprès des bailleurs japonais et n’ayant pas de réserves pour rembourser, s’est adressé aux Coréens qui donnèrent leurs biens et leurs bijoux à l’Etat pour renflouer les caisses. Le pays s’en était remis au bout de deux années !
Bien qu’accessoires, d’autres faits méritent mention. Tels ces dysfonctionnements (un euphémisme pour cruauté, corruption et absence d’hygiène) au sein des abattoirs municipaux. Une goutte d’eau par rapport au business florissant de l’abattage sauvage des animaux de boucherie avec son volume inadmissible et sa maltraitance.
Bien que parfaitement conscient des certaines réalités éprouvantes, j’ai été particulièrement choqué et bouleversé d’entendre le secrétaire d’Etat chargé du dossier des biens de l’Etat déclarer, sans détour ni dissimulation, que «plusieurs criminels et bandits sont en train de gérer les biens de l’Etat et se les ont approprié, en usant de la manière forte, après la révolution du 14 janvier 2011». Où sont donc passés le prestige et l’autorité de l’Etat? Si seulement de telles pratiques nous valaient une paix sociale totale! Mais c’est loin d’être le cas.
Chassez le naturel islamiste, il revient au galop
Encore plus surprenante, la déclaration qui fait l’effet d’une bombe, proférée par la personnalité la plus influente du duumvirat. En marge des travaux du conseil de la choura, le président d’Ennahdha a affirmé, «qu’on ne peut pas remettre en cause la foi de quelqu’un qui dit ‘‘il n’y a Dieu qu’Allah’’». Et d’ajouter, que la réalité des Daechiens «représente une image de l’islam en colère qui dévie de la raison et de la sagesse. On peut dire qu’ils sont fautifs, extrémistes mais pas des incroyants (‘‘koffar’’)». Cela me rappelle cette prosopopée : un scorpion avise une grenouille et lui dit : «Grenouille, laisse-moi m’installer sur ton dos et fais-moi traverser le fleuve». Et la grenouille de répondre : «Tu veux rire! Si je t’aide à traverser, quand tu seras sur mon dos, tu me piqueras et je mourrai. Allons donc, rétorque le scorpion, si je te pique et que tu meures, je me noierai aussi.» Convaincue, la grenouille laisse monter le scorpion sur son dos. Tandis qu’ils sont au milieu du fleuve, le scorpion pique la grenouille qui avant de mourir lui dit : «Qu’as-tu fait ? Tu vas mourir aussi!» Et le scorpion lui répond : «Que veux-tu, je suis un scorpion. C’est plus fort que moi, je n’ai pas pu m’en empêcher…» et ils se noient tous les deux.
L’histoire est connue, c’est celle de l’islam et de la démocratie. Celle des islamistes qui se disent modérés et des modernistes crédules. Car les islamistes ne peuvent s’empêcher d’être ce qu’ils sont. Scorpions ils sont, scorpions ils restent.
Lorsqu’on porte la bannière de la confrérie des Frères musulmans, qu’on est un fidèle et éminent héritier du mouvement d’idées d’Hassan Al-Banna, on est engagé pour la vie nonobstant la nature du régime politique sous lequel nous vivons. Bien naïfs ceux qui ont cru percevoir dans les discours d’Ennahdha une vision réformiste et moderniste de l’islam. En tête de ces crédules perdus dans un dédale d’inconséquences, un chef d’Etat devenu méconnaissable à force d’être retord, et qui a sombré comme notre grenouille dans la boulimie du pouvoir et la mégalomanie. Victime d’une force autodestructrice qui a fonctionné en dépit de toute logique, il a réussi à mettre en déroute toute l’organisation du parti qui l’avait pourtant porté au pouvoir. Pour nous faire oublier ce côté manipulateur de sa personnalité, il s’est glorifié d’être venu à bout du radicalisme islamiste du dirigeant d’Ennahdha en en faisant un allié au lieu d’un émule et d’un adversaire. Sauf que les islamistes commencent par hausser le ton, se répandent en invectives pour rappeler que la reconquête du pouvoir n’est qu’une question de temps.
La forme majeure du cet irréfragable atavisme, et la plus pernicieuse, est celle qui se camoufle habilement sous une apparence d’adhésion aux valeurs de liberté et de démocratie. Une immense tromperie zébrée de blanc et de rouge, cachant sous les branchages de l’intérêt suprême de la nation ses véritables intentions. Cela nous donne des convictions jusque-là douloureusement inhibées des Frères, forcés pour des raisons de tactique politique à s’afficher aux côtés de l’ennemi en total contradiction avec leurs aspirations profondes.
Les «Frères» de Ghannouchi et la stratégie du pourrissement
Rached Ghanouchi, dont la stratégie n’était pas dénuée d’ambiguïté, n’en pouvait plus de refouler son attachement à l’enseignement de ses maîtres, d’endiguer le principe d’un Etat qui aurait pour fonction première d’assurer que la loi révélée soit appliquée, d’étouffer la rigidité d’un retour au dogme, de réprimer ses instincts anti-modernistes et anti-occidentalistes, et de continuer à trahir avec une profonde souffrance à la fois ses disciples et sa conscience de dirigeant islamiste.
Refusant de se laisser enfermer dans un tel dilemme, il décide qu’il était temps de s’affranchir des compromis et des compromissions. Se fait de nouveau entendre en révélant son vrai visage, dissipant ainsi tout malentendu sur sa personnalité.
Aux yeux des islamistes, plus la crise économique et sociale s’exacerbe et plus la classe défavorisée s’amplifie. Plus celle-ci devient agressive, plus se renforce leur volonté de libérer l’islam par l’action politique et sociale et, le moment venu, par l’usage de la violence. Alors, sortie ou pas de son contexte, espérons que l’absolution des crimes de Daech par le codirigeant du pays restera, le moment venu, encore gravée dans l’esprit des électeurs.
Perdant l’espoir de relancer concrètement un secteur d’activités devenu majeur dans l’économie du pays, découragée par les résultats peu concluants des études de marché, des choix d’objectifs et des actions susceptibles d’orienter à court terme l’industrie du voyage, la ministre du Tourisme a élargi son domaine de compétences en se lançant dans l’art divinatoire et la voyance. Elle a en effet déclaré qu’elle s’attend à ce que l’année 2017 génère des résultats positifs en matière de flux touristiques. Au diable donc les chiffres, les questions d’infrastructures, l’évolution des transports, les conditions de salubrité, de profils de la clientèle ainsi que les risques toujours présents de la progression de la délinquance et de la violence terroriste. Autant de raisons qui rendent désormais le dévoilement d’un destin fixé d’avance plus reposant que toutes les stratégies d’ajustement du secteur aux réalités présentes et futures du pays.
Bien qu’inhabituelle, je trouve que cette approche des problèmes n’est pas totalement fantaisiste ou outrée. Il serait même opportun de la généraliser en faisant de la fonction de divination dans le processus de prise de décision l’élément central de notre système économique. Précisément au moment même où la loi de finances va entrer en débat parmi une nuée d’originaux. Car autrement que faisons-nous sinon introduire des histoires imaginaires dans l’esprit de ces pauvres ignorants par de nouvelles mesures censées assurer l’équité fiscale, élever le mode de vie des plus défavorisés, taxer les plus riches, réduire la dette, et bien d’autres mensonges d’Etat.
En accordant à l’augure une place centrale, j’espère réussir mon rite de passage par une politique symbolique et une rhétorique de prélèvement et de répartition des revenus avec des effets modestes sur le court terme, contre-productifs sur le long terme, voire démagogiques comme cette ridicule imposition des piscines privées.
Enfin, l’intérêt de la divination augurale et de pouvoir bénéficier, le moment venu, d’une imparable immunité face aux critiques de mon bilan par l’élimination technique de toute possibilité de mise en défaut.
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