L’auteure commente un texte inédit de son père, Lazhar Chraiti, sur le drame de Sakiet Sidi Youssef dans une Tunisie nouvellement indépendante.
Par Djemaa Chraiti *
En parcourant le cahier de mon père Lazhar Chraïti, carnet de notes, aujourd’hui considéré comme document historique, un récit me laisse songeuse. Il nous vient comme une prophétie du fond des temps.
Qu’est-il resté de ce drame dans l’inconscient collectif?
Comment la Tunisie, qui cultive une amnésie coupable, a-t-elle tenté de réparer les dégâts psychologiques de ce qu’on appelle aujourd’hui «un acte terroriste».
Sans conteste, il s’agissait bien de cela, dans une Tunisie déclarée «indépendante» mais où des bases françaises avaient malgré tout été autorisées à rester, un village, Sakiet Sidi Youssef, a été bombardé par l’armée française, entraînant la mort de 72 personnes et faisant 130 blessés, soit un tiers de ses habitants.
Une tragédie décrite avec des mots simples dans un vieux carnet, mais qui résonne pareille à une menace sur l’héritage, sur l’identité, tunisienne violée par la terreur, sur sa confiance en l’avenir, sur sa capacité de se construire ou de se reconstruire. Une boucherie qui fera dire à des membres du Comité international de la Croix-Rouge sur place : «Ce que nous avons vu ne fait pas honneur à l’humanité.»
* * *
«Le 8 février 1958, restera une date importante dans l’histoire tunisienne.
C’était un samedi. Il y avait marché ce jour-là, c’est pourquoi la grande place s’animait. Celui-là voulait acheter un mouton et le marchandait, l’autre chargeait sur un âne le produit de ses achats.
Dans les champs avoisinants la verdure ondoyait sous le vent qui la caressait, les fleurs ouvraient leur corolle pour mieux recevoir le rayon du soleil.
On entendait les enfants à l’école qui récitaient leur leçon.
Sur ce village qui semblait si paisible, si émouvant dans sa simplicité, qui, aurait pu prévoir qu’il allait vivre quelques heures plus tard, une horrible tragédie qui marquerait à jamais ses murs, ses visages.
Ce fut d’abord le bruit d’un bourdonnement qui s’amplifiait en se rapprochant.
Et puis ce fut un choc assourdissant et tout le monde comprit, alors qu’il était trop tard pour se défendre d’une escadrille d’avions les avait bombardés.
Pourquoi? Les intrigues, les passions, les lâchetés, les colères de ceux qui veulent posséder et ne peuvent prendre, ne frappent que des innocents? La vengeance ignoble de cette civilisation sans cœur, sans honneur qu’a-t-elle récolté?
Les cris des enfants qui appelaient en vain leur mère puisque tout s’était écroulé en feu et en sang?
La mort qui les frappait injustement par votre main au moment où ils vaquaient à leurs occupations habituelles, au lieu de vous apaiser Français cruels, augmentera votre haine et par ce fait vous tourmentera encore plus. Le soir quand vous vous endormirez vous entendrez le cri des agonisants, vous verrez dans votre tête le feu et le sang qui s’est versé par votre faute. Et vous aurez peur une peur que rien ne pourra calmer parce que vous vous êtes corrompus.
Et peut-être qu’un jour vos enfants vous appelleront en vain, car à force d’être faibles, humiliés, rejetés, des hommes vous rendront au centuple ce que vous leur avez fait.»
* * *
En lisant ce texte en 2017, après tous les événements survenus en Europe et qui pointent le terrorisme «nouveau» des Arabes, on se souvient que le terrorisme avait commencé bien plus tôt sous des formes aussi insidieuses que celles d’aujourd’hui, là où ce sont toujours des innocents qui paient.
Un texte qui rappelle que le colonialisme a dessiné les prémisses du terrorisme.
Un fait historique qui montre que le traumatisme du fait colonial n’a pas trouvé son épilogue et ce n’est pas le déni français qui y participera, ni l’amnésie nationale. Il suffit de constater le silence assourdissant des gouvernements successifs français qui peinent à comprendre que la meilleure façon de lutter contre le terrorisme sur leur territoire c’est reconnaître les pratiques terroristes sur le territoire des autres autrefois colonisés et invoquer humblement leur pardon.
Il a suffi d’un simple cahier vert à carreaux pour soulever un pan de l’histoire tunisienne que l’on croyait pouvoir effacer dans l’oubli et le déni. On ne construit rien sur les sables mouvants d’une mémoire défaillante.
* Activiste et blogueuse tunisienne basée en Suisse.
Donnez votre avis